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LES FABLIAUX

Chrétien de Troyes ou dans l’inextricable forêt où Obéron égare Huon de Bordeaux, il suffit d’avoir suivi les péripéties sans fin de la bataille des Aleschans, pour estimer dans les fabliaux ces narrations jamais bavardes. Certes le poète est trop pressé pour se soucier du pittoresque, et son coloris reste pâle. Ses narrations sont trop nues, ses descriptions écourtées. Pourtant il sait parfois — comme on l’a vu — s’arrêter dans le verger fleuri où la jeune Indienne du lai d’Aristote tresse en couronne des rameaux de menthe ; ou bien dans la prairie ensoleillée où l’héroïne du fabliau d’Aloul se promène les pieds nus parmi la rosée, tandis qu’au premier chant du rossignol « toute chose se meurt d’aimer ».

L’abandon que nos trouvères mettent à dire leurs contes nous est garant de qualités plus précieuses : le naturel et la vérité. Précisément parce qu’ils s’effacent devant le petit monde amusant des personnages qu’ils animent, précisément parce qu’ils ne s’attardent pas à leur prêter des sentiments compliqués ni à les placer dans un décor curieusement imaginé, parce qu’ils les peignent tels qu’ils les ont sous les yeux, ils nous donnent de très véridiques peintures de mœurs. Ils sont d’excellents historiographes de la vie de chaque jour, soit qu’ils nous conduisent à la grande foire de Troyes où sont amoncelées tant de richesses, hanaps d’or et d’argent, étoffes d’écarlate et de soie, laines de Saint-Omer et de Bruges, et vers laquelle chevauchent d’opulents bourgeois, portant comme des chevaliers écu et lance, suivis de longs charrois (la Bourse pleine de sens) ; — soit qu’ils nous dépeignent la petite ville haut perchée, endormie aux étoiles, vers laquelle monte péniblement un chevalier tournoieur (le Prêtre et le Chevalier) ; — ou qu’ils nous montrent le vilain, sa lourde bourse à la ceinture, son aiguillon à la main, qui compte ses deniers au retour du marché aux bœufs (Boivin de Provins) ; — ou encore, qu’ils nous introduisent dans les chambres seigneuriales, où les dames brodent sur des draps de soie des léopards et des lionceaux héraldiques (Guillaume au faucon) ; — soit qu’ils décrivent tantôt le presbytère, tantôt quelque noble fête, où le seigneur, tenant table ouverte, se plaît aux jeux des ménestrels.

Ces dons aimables de naturel et de sincérité, les trouvères