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LES FABLIAUX

aussi longuement que des autres séries de contes : car ils ne forment pas la catégorie de fabliaux la moins nombreuse ni la moins bien accueillie du moyen âge. Tel d’entre eux, si répugnant que le titre même n’en saurait être rapporté (t. VI, p. 67, no 147 de l’édition de Montaiglon), a, selon les versions, de 500 à 800 vers ; il a été remanié, tout comme une noble chanson de geste, par trois ou quatre poètes ; il s’est trouvé jusqu’à sept manuscrits pour nous le conserver : pas un fabliau qui nous ait été transmis à plus d’exemplaires. Bornons-nous à énumérer en note les titres de ces poèmes[1] : je ne connais d’analogues, comme modèles de brutalité cynique, qu’une collection d’odieux contes de moujiks, récemment publiée. Passons vite, mais ne les considérons pas comme indifférents pourtant. Souvenons-nous qu’ils existent et qu’ils ont plu. Ce cynisme n’est-il pas l’aboutissant extrême et peut-être nécessaire de l’esprit gaulois ?

La versification, la composition et le style des fabliaux. — L’esprit des fabliaux a trouvé son expression accomplie. Les fabliaux n’ont point pâti, comme tant de genres littéraires du moyen âge, comme les chansons de geste, comme les mystères, de cette trop fréquente impuissance verbale des écrivains, qui met une si pénible disproportion entre l’image conçue par le poète et sa notation, entre l’idée et le mot.

Ce qui frappe tout d’abord, c’est, en effet, l’absence de toute prétention littéraire chez nos conteurs. Ils n’apportent pas, à rimer ces amusettes, la même vanité que dans la chanson d’amour ou le roman d’aventure. Ils content pour le plaisir, soucieux simplement d’animer un instant les personnages fugitifs de leurs petites comédies. De là une poétique très rudimentaire, dont voici la règle essentielle et presque unique, exprimée en vers naïfs :

Un fabelet vous vuel conter
D’une fable que jou oï,
Dont au dire mout m’esjoï ;

  1. Jouglet, Gauteron et Marion, les trois Meschines, Charlot le Juif, les trois Dames, la Dame qui aveine demandoit, la Damoiselle qui voloit voler en l’air, la Damoiselle qui sonjoit, la Femme qui servoit cent chevaliers, le Pêcheur de Pont-sur-Seine, le Valet aux douze femmes, les Quatre souhaits Saint Martin, le Fevre de Creeil, le sot Chevalier, la Sorisete des estopes, et tant d’autres dont on ne peut même dire le titre (éd. de Montaiglon, I, 28 ; III, 57, 60, 85 ; IV, 101, 105, 107 ; V, 121, 122, 133 ; VI, 148), etc.