Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/92

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
78
LES FABLIAUX

chevalier, caché jusque-là, reprend sa robe d’écarlate, rechausse ses éperons d’or, remonte sur son palefroi, reprend son épervier sur son poing et s’esquive, suivi de ses petits chiens à prendre les alouettes. — Le bonhomme s’est réveillé : « — Çà, qu’on m’apporte ma robe vermeille ! » Son écuyer lui présente son vêtement vert de tous les jours. — « Non ! c’est ma robe vermeille que je veux. — Sire, lui demande sa femme, avez-vous donc acheté ou emprunté une robe ? — Mais n’en ai-je pas reçu, hier, une en cadeau ? — Êtes-vous donc un ménestrel qu’on vous fasse des dons semblables ? un jongleur ? un faiseur de tours ? Quelle vraisemblance qu’un riche vavasseur, comme vous, ait pu accepter ces présents ? — N’ai-je donc pas trouvé hier, céans, tous ces cadeaux de mon beau-frère, un épervier, un palefroi ? — Sire, vous savez bien que, depuis deux mois et demi, nous n’avons pas vu mon frère. S’il vous plaît d’avoir un palefroi de plus, n’avez-vous pas assez de rente pour l’acheter ? » Le prud’homme, convaincu par cette évidence, finit par convenir qu’il a été enfantosmé et sa femme lui décrit tout l’itinéraire du pèlerinage qu’il doit entreprendre, s’il veut guérir : qu’il passe par Saint-Jacques, Saint-Éloi, Saint-Romacle, Saint-Ernoul, Saint-Sauveur :

Sire, Dieus penst de vous conduire !

On le voit par ces exemples : nos trouvères sont capables d’élégance et d’esprit, et leurs meilleurs contes à rire nous conduisent, par l’insensible transition de nouvelles mi-plaisantes, mi-sentimentales, comme Guillaume au faucon et la Bourse pleine de sens, jusqu’aux légendes toutes chevaleresques du vair Palefroi et du Chevalier au chainse.

Mais plus habituellement ces grivoiseries nous mènent à d’indicibles vilenies. C’est une honteuse galerie de prêtres et de moines débauchés, d’enfants précocement vicieux, de jeunes filles qui sont des drôlesses ou des niaises, précieuses qui craignent le mot et non la chose ; de matrones qui donnent à leurs filles de singuliers chastiemens ; de Macettes, de duègnes énamourées. C’est tout un corpus de contes insolemment brutaux, où nous n’avons le choix qu’entre la scatologie et le priapisme. Les lois des justes proportions voudraient qu’on en traitât ici