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LES FABLIAUX

Tandis qu’il se désole, la dame cueille des rameaux de menthe, tresse un chapel de maintes fleurs et ses chansons volent jusqu’au vieillard, taquines et câlines.

Lentement, par ces gracieux manèges de coquetterie, elle enchante le philosophe, si bien que le très sage Aristote se met à lui parler le langage amoureux des troubadours et, comme un chevalier de la Table Ronde, s’offre à mettre pour elle corps et âme, vie et honneur « en aventure ». Elle n’en demande pas tant, mais qu’il se plie seulement à l’une de ses fantaisies : qu’il se laisse chevaucher un petit peu par elle, sur l’herbe, en ce verger : — « Et je veux que vous ayez une selle sur le dos » :

J’irai plus honorablement…

Il consent ; voilà le meilleur clerc du monde harnaché comme un roussin, et la fillette qui rit et chante clair sur son dos. Alexandre paraît à la fenêtre de la tour. Le philosophe sellé et bridé se tire spirituellement de l’aventure et retrouve soudain toute sa dialectique : « Sire, voyez si j’avais raison de craindre l’amour pour vous qui êtes dans toute l’ardeur du jeune âge, puisqu’il a pu m’accoutrer ainsi, moi qui suis plein de vieillesse ! J’ai joint l’exemple au précepte ; sachez en profiter. »

Est-il besoin de rappeler encore[1] Auberée ou Gombert et les deux clercs, prototype du Meunier de Trumpington de Chaucer et du Berceau de La Fontaine ? ou ce plaisant conte du Chevalier à la robe vermeille : Un riche vavasseur revient des plaids de Senlis, à l’improviste. En rentrant, il trouve dans sa cour un palefroi tout harnaché qu’il ne se connaissait pas, un épervier mué, deux petits chiens à prendre les alouettes ; dans la chambre de sa femme, une robe d’écarlate vermeille, fourrée d’hermine, et des éperons fraîchement dorés. « — Dame, à qui ce cheval ? à qui cet épervier ? ces chiens ? cette robe ? ces éperons ? — À vous-même, sire. N’auriez-vous donc pas rencontré mon frère ? Il ne fait que sortir d’ici et m’a laissé ces présents pour vous. » Le prudhomme accepte et s’endort content, tandis qu’un certain

  1. Voici une liste abrégée des fabliaux qui constituent le cycle des ruses féminines : la Bourgeoise d’Orléans, les Braies au cordelier, le Chevalier à la corbeille, le Cuvier, la Dame qui fist trois tours entour le moustier, les trois Dames qui troverent l’anel, le lai de l’Espervier, le Maignien, le Pliçon, le Prestre qui abevete, la Saineresse, les Tresses, le Vilain de Bailleul, etc.