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LES FABLIAUX

vision railleuse, légèrement outrée, du réel. Il ne va pas sans vulgarité ; il est terre à terre et sans portée. Satirique ? non, mais frondeur ; égrillard et non voluptueux ; friand et non gourmand. Il est à la limite inférieure de nos qualités nationales, à la limite supérieure de nos vices natifs.

Mais il manque à cette définition le trait essentiel, sans lequel on peut dire que l’esprit gaulois ne serait pas : le goût de la gaillardise, voire de quelque chose de pis.

Nos pères se sont ingéniés de mille façons à se représenter comme les plus infortunés des maris. Ils ont imaginé ou retrouvé des talismans révélateurs de leurs mésaventures : le manteau enchanté qui s’allonge ou se rétrécit soudain, s’il est revêtu par une femme infidèle, la coupe où seuls peuvent boire les maris heureux. Un cinquième des fabliaux détourneraient Panurge du mariage, ce qui n’est pas dire que les autres l’y encourageraient. Nos conteurs ont développé tout un vaste cycle des ruses féminines : c’est un véritable Strigvéda. Les femmes des fabliaux ne reculent devant aucun stratagème : elles savent persuader à leurs maris, l’une qu’il est revêtu d’un vêtement invisible, la seconde qu’il s’est fait moine, la troisième qu’il est mort. Elles savent tromper la surveillance la plus minutieuse : grâce à leurs ruses, cet amant se déguise en saineresse ou en rebouteur ; cet autre se fait hisser dans une corbeille jusqu’au haut de la tour où sa dame est étroitement gardée. Elles savent découvrir pour les galants les retraites les plus imprévues : elles les mussent dans un escrin, ou sous un cuvier et font crier au feu par un ribaud dès que le mari s’approche de la cachette. Surprises en flagrant délit, elles savent engignier le jaloux , lui persuader, comme la commère du fabliau des Tresses, qu’il a rêvé, qu’il est enfantosmé. Et quand l’une d’elles a bien dupé son vilain, qu’elle l’a affublé d’un peliçon grotesque ou l’a envoyé rendre au couvent des Cordeliers cette précieuse relique, les braies de Monseigneur saint François, le poète ne se tient pas d’aise : « le tour, s’écrie-t-il, fu biaus et grascieus. » À quoi bon lutter contre elles, d’ailleurs ? « Mout set femme de renardise ! » Les surveiller ? « Fols est qui femme espie et guette ! » Ruser avec elles ? « C’est faire folie et orgueil. » N’ont-elles pas déçu les sages, « dès le temps Abel », — Salomon, Hippocrate, Constantin ?