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LES FABLIAUX

ment, très rassuré, tandis que le clerc s’esquive. Sa messe dite, le prêtre veut faire agenouiller son paroissien, qui demande obstinément de l’argent et non des exorcismes. Mais c’est sa maladie ! Maintenu par de robustes gaillards, il a beau protester ; il est aspergé d’eau bénite et doit supporter qu’on lui lise l’évangile sur la tête.

Un trait encore : c’est l’attitude frondeuse, ironiquement familière, que les conteurs prennent souvent à l’égard des personnages sacrés. Ce jongleur qui, chargé de veiller en enfer sur la cuve où les âmes cuisent, et qui les joue aux dés contre saint Pierre, ne craint pas, quand il a perdu, d’accuser son adversaire de tricherie, et de le tirer par ses belles moustaches tressées (Saint Pierre et le Jongleur). — Ce vilain, qui se présente à la porte du ciel, n’a point la moindre révérence pour les saints vénérables qui lui refusent l’entrée : « Vous me chassez, beau sire Pierre ? pourtant je n’ai jamais renié Dieu, comme vous fîtes par trois fois. — Ce manoir est à nous, va-t’en ! lui dit saint Thomas, qui vient à la rescousse. — Thomas, Thomas, ai-je demandé, comme toi, à toucher les plaies du Sauveur ? — Vide le Paradis ! lui dit saint Paul. — Paul, je n’ai pas, comme toi, lapidé saint Etienne » (le Vilain qui conquist paradis par plaid).

Tous ces contes — d’autres encore — sont d’excellents témoins de l’esprit gaulois, tel que l’a défini Taine. Ils manifestent les deux traits les plus saillants de cet esprit : la verve facilement contente, la bonne humeur ironique. On y rit de peu, on y rit de bon cœur. C’est un esprit léger, rapide, aigu, malin, mesuré. Il nous frappe peu, précisément parce qu’il nous est trop familier, trop « privé », dirait Montaigne. Mais comparez-le, comme l’a fait M. Brunetière, à cette tendance contraire de notre tempérament national, à la préciosité ; ou bien rapprochez-le de l’humour anglais, du Gemüth allemand : ses traits distinctifs sailliront. Il est sans arrière-plans, sans profondeur ; il manque de métaphysique ; il ne s’embarrasse guère de poésie ni de couleur ; il n’est ni l’esprit de finesse, ni l’atticisme. Il est la malice, le bon sens joyeux, l’ironie un peu grosse, précise pourtant, et juste. Il ne cherche pas les éléments du comique dans la fantastique exagération des choses, dans le grotesque ; mais dans la