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LES FABLIAUX

Crucifige eum, et ses paroissiens sont inondés de componction. Cependant son clerc trouve l’évangile trop long et lui sert cet étrange répons :

Fac finis ! — Non fac, amis,
Usque ad mirabilia…

Mais,

Si tost com ot reçu l’argent,
Si fist la passion finer…

C’est, comme on voit, une raillerie bien innocente. — Écoutez encore ce conte : un pauvre mercier ambulant, ne pouvant payer dans une auberge l’avoine et le fourrage pour son cheval, l’attache dans un pré bien clos, qui appartient au seigneur du pays. « Ce seigneur, lui a-t-on dit, est loyal et bon ; si le cheval est placé sous sa sauvegarde, des larrons pourront bien s’en emparer ; mais on n’aura pas en vain invoqué son appui ; il dédommagera le volé et fera pendre le voleur. » Le mercier s’est rendu à ces raisons : il recommande son roussin au seigneur et dit par surcroît force oraisons, pour que Dieu défende que nul emmène son cheval hors du pré. Dieu « ne lui faillit mie » ; personne n’emmena son bidet ; car le lendemain il en retrouva la carcasse à la même place ; pendant la nuit, une louve l’a dévoré. Il s’en vient vers le seigneur : « J’avais mis mon cheval sous votre sauvegarde et sous celle de Dieu ; vous me devez dédommagement. — Soit ; mais combien valait ton cheval ? — Soixante sous. — En voici donc trente ; pour le reste, puisque tu as perdu ton cheval sur la fiance de Dieu et la mienne,, fais-toi payer par Dieu ; va le gager sur sa terre. » Le mercier s’en va, tout marri de cette cruelle et juste sentence, quand il rencontre un moine. « — À qui es-tu ? — Je suis à Dieu. — Sois donc le bienvenu ! Il me doit trente sous ; comme son homme lige, tu répondras pour lui. Paye-moi donc ! » Et l’affaire est portée devant le seigneur qui juge selon les saines coutumes du droit féodal : « Es-tu l’homme de Dieu ? paye. Ne payes-tu pas ? c’est renier ton suzerain. » — Le moine s’exécute.

Dans tous ces contes transparaît la même gaîté maligne, piquant à peine, à fleur d’épiderme. Les poètes s’amusent à ces esquisses rapides ; ils se complaisent en cet esprit de caricature, non trop tourné à la charge, avisé, fin, jovial, léger.