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LES FABLIAUX

jusqu’à sa patrie première, qui est l’Inde ; et cette origine indienne se trahit — dit la théorie — de deux façons : tantôt l’on retrouve dans les versions françaises ou italiennes des débris de mœurs hindoues ou de croyances bouddhistes ; tantôt les formes occidentales se révèlent comme de gauches et illogiques remaniements d’une forme mère, laquelle est indienne.

C’est donc l’invasion exotique des contes indiens qui aurait enseigné à nos trouvères, confinés jusque-là dans le monde légendaire des héros d’épopée, l’art de peindre aussi les mœurs quotidiennes, les petites gens, la vie du carrefour et de la rue. « En s’efforçant, dit M. G. Paris, d’approprier les contes orientaux aux mœurs européennes, les poètes apprirent peu à peu à observer ces mœurs pour elles-mêmes et à les retracer avec fidélité. Ils apprirent à faire tenir dans le cadre de la vie réelle et bourgeoise de leur temps les incidents qu’ils avaient à raconter et, en s’y appliquant, ils acquirent l’art de comprendre et d’exprimer les sentiments, les allures, le langage de la société où ils vivaient. Ainsi se forma peu à peu cette littérature des fabliaux qui, par une singulière destinée, a fini par être le plus véritablement populaire de nos anciens genres poétiques, bien qu’elle ait sa cause et ses racines dans l’extrême Orient. »

Il ne semble pas que cette théorie, courante aujourd’hui et presque officielle, soit valable. Elle allègue que les formes les plus anciennes des contes sont généralement indiennes : c’est le sophisme : post hoc, ergo propter hoc, dont le bénéfice même ne saurait lui être concédé : car — la plus superficielle investigation le prouve — l’antiquité a possédé un vaste trésor de contes plaisants ou merveilleux, égyptiens, grecs, romains, que le haut moyen âge a connus pareillement et qui sont parfois les mêmes que redisent encore nos paysans. — Elle tire un autre argument du fait que les plus importants recueils sanscrits ont été traduits en des langues européennes au xiie et au xiiie siècle : aussitôt, dit-elle, les fabliaux fleurissent en France, en Allemagne. Mais ce n’est qu’un idolum libri : car on a beau traduire ces recueils au moyen âge, il ne semble pas qu’un seul des soixante ou cent poètes allemands ou français dont nous possédons les contes les ait utilisés ou même connus. Tous, ils représentent exclusivement la tradition orale. De plus, si l’on