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LES FABLIAUX

village ; puis, par une conséquence inévitable et rapide, on a cherché à faire se mouvoir ces personnages dans une intrigue intéressante, comique par elle-même. Ces intrigues, que les jongleurs n’ont pas inventées, qui les leur a fournies ?

Les fabliaux considérés comme des contes traditionnels et la question de leur origine et de leur propagation. — Il est remarquable, en effet, que, si l’on excepte quelques fabliaux, très rares, qui sont sortis tout constitués de l’invention individuelle du jongleur qui les a rimés (tels le Sentier battu, Frère Denise, les trois Chanoinesses de Cologne), tous paraissent doués du double don d’ubiquité et de pérennité. L’histoire de Barat et Haimet, que le trouvère Jean Bedel « rimoioit » au début du xiiie siècle, MM. Prym et Socin l’ont recueillie en 1881 de la bouche d’un narrateur araméen ; la même année, M. A. Dozon la rapportait d’après un paysan albanais et M. J. Rivière, en 1882, d’après un Kabyle du Djurdjura qui la contaminait avec le vieux conte du Trésor de Rhampsinit, jadis entendu par Hérodote en Égypte. — Le jongleur Haisel a rimé le fabliau des Trois dames à l’anneau, qui est la Gageure des Trois Commères de La Fontaine ; si vous êtes curieux d’en connaître d’anciennes formes allemandes, vous en pourrez lire dans le Liedersaal de Lassberg, ou chez Hans Folz ou dans les Facetiæ Bebelianæ ; si vous préférez des versions italiennes, vous en trouverez dans le vieux roman des Sette savi, dans le Mambriano de l’Aveugle de Ferrare, dans les Racconti siciliani de M. Pitre ; au xviie siècle, Tirso de Molina l’a conté en espagnol, d’Ouville et Verboquet en français ; vous en trouverez une version islandaise, dans la collection de Jon Arnason, — norvégienne dans la collection d’Asbjörnsen, — danoise dans la collection de Gruntvig, — gaélique dans la collection de Campbell, etc. Ainsi, de chacun de nos contes : bon bourgeois de chaque cité, ici musulman et là chrétien, prêt à servir toutes les morales et à faire rire des blancs, des noirs ou des jaunes, il a subi mille et une métamorphoses ; les prêtres bouddhistes en ont fait une parabole et les frères prêcheurs un exemple ; les princes persans se le sont fait conter par leurs favoris, le Dioneo ou la Lauretta de Boccace l’ont dit à Florence, et voici qu’un folkloriste le rapporte de Zanzibar.