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LES FABLIAUX

Orléans, marchands et vilains, taverniers et truands le poursuivent de leurs huées ; de même, quand dans une commune passent les épopées, ils rient et raillent. Bientôt on sent que ces intermèdes plaisants n’ont jamais été que des intrus dans les poèmes féodaux : l’esprit hourgeois réclame ses droits propres. Il faut au bourgeois ses jongleurs qui viennent, dans les repas des corps de métier, chanter sa gloire, comme celle des douze pairs, et déclamer devant lui les dits des fevres, des boulengiers, des peintres, qui sont pour lui ce qu’étaient les odes de Pindare pour les citoyens de Mycènes ou de Mégare. En contraste avec la littérature des châteaux naît la littérature du tiers.

De là ces petits poèmes dont Richeut nous offre le plus ancien exemple et qui n’ont d’autre objet que la description ironique de la vie quotidienne et moyenne. Cette œuvre singulière n’est pas seulement un spécimen isolé des fabliaux archaïques ; elle est, par certains traits, le modèle des fabliaux conservés. C’est l’histoire brutale d’une fille de joie, Richeut, qui se fait l’éducatrice de son fils et lui enseigne la science de vivre, qui est celle d’aimer à bon profit. Il grandit en force et en savoir, jusqu’à lutter avec sa mère elle-même dans l’art qu’elle lui a révélé, courtois et cynique, très gracieux et très féroce, et tandis qu’il poursuit par le vaste monde, comme un chevalier d’Artur, ses emprises et ses quêtes, le poète le suit, avec une joie jamais lasse, à travers ses aventures malsaines, comiques ou sanglantes. Par la peinture effrontée des mœurs, par la vérité de l’observation cruelle, par la vision réaliste d’un monde interlope, le poème de Richeut annonce excellemment les fabliaux postérieurs. Il s’en distingue pourtant : il est moins un conte qu’un tableau de mœurs ; l’intrigue n’y est rien, les caractères y sont tout. Presque tous les fabliaux plus récents, au contraire, sont des contes très fortement charpentés, où l’intrigue, ingénieuse et menue, vaut par elle-même. Ils sont des contes traditionnels, que leurs auteurs n’ont pas inventés, mais qui leur préexistaient et qui leur ont survécu. Il semble donc bien que les fabliaux se soient ainsi constitués : à l’origine, le goût de l’observation exacte, réaliste ; on a mis en scène, pour le seul plaisir de les peindre dans la vérité de leur geste habituel, les types familiers, le marchand du coin, le clerc goliard, le seigneur, le prêtre du