Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/70

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
58
LES FABLIAUX

avant qu’ils aient pris claire conscience d’eux-mêmes, ils se confondent dans une sorte d’indétermination. Tout genre littéraire connaît, à sa naissance, de pareilles hésitations : Corneille n’a-t-il pas intitulé pareillement « tragi-comédies » Clitandre et le Cid ? Ajoutez que le mot fabliau qui, par étymologie (fabula + ellus), signifiait simplement court récit fictif, était né vague : d’où sa facilité à s’appliquer à des œuvres diverses de ton et d’inspiration.

Pourtant une tradition s’établit vite, qui affecta exclusivement le mot à des poèmes d’un genre très spécial. Si l’on observe quels ils sont, on s’aperçoit qu’ils répondent tous, plus ou moins exactement, au type du Vilain Mire ou d’Auberée et l’on arrive ainsi à cette simple définition : les fabliaux sont des contes à rire en vers.

Ils sont des contes : ce qui les constitue essentiellement, c’est le récit d’une aventure. Par là, ils s’opposent, dans la terminologie des trouvères, soit aux dits, qui développent, sous forme dogmatique et didactique, des thèmes moraux ou satiriques, — soit aux romans. Ils se distinguent du roman par leur plus grande brièveté (ils comptent, en moyenne, de trois à quatre cents vers octosyllabiques) et, encore, en ce qu’ils n’ont point l’allure biographique : le fabliau, à la différence du roman, prend ses héros au début de l’unique aventure qui les met en scène et les abandonne au moment précis où elle se dénoue.

Ils sont des contes à rire : comme tels, ils s’opposent aux contes dévots, en ce qu’ils excluent tout élément religieux et subordonnent au rire l’intention morale ; — aux lais, en ce qu’ils répugnent à la sentimentalité et au surnaturel.

Il faut marquer pourtant que la limite est parfois indécise entre ces genres divers. Par exemple, les fabliaux ne sont point des récits moraux : mais ce n’est pas dire qu’ils doivent être nécessairement immoraux, et, sans perdre leur caractère plaisant, la Housse partie, la Bourse pleine de sens, la folle Largesse peuvent confiner au genre voisin et distinct du conte édifiant. — De même, les fabliaux étaient destinés à la récitation publique, non au chant : telle historiette comique est pourtant rimée sous forme strophique ; un jongleur s’est amusé à chanter, au son de la vielle, sur un mode parodique et bouffon,