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LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

sans remords ; il leur prendra encore et toujours. Si du moins il se contentait de les rançonner ! Il ne rêve que de les étrangler ! Qui hésiterait de même à reconnaître l’aventurier des grands chemins, qui était sans cesse à l’affût d’une nouvelle équipée, dans ce chevalier d’industrie qui se vante sans vergogne d’avoir promené sa fourbe partout, d’avoir été avocat, usurier, charlatan, devin, ribaud, d’avoir hanté les tavernes, d’avoir passé les nuits au jeu, d’avoir débauché moines et religieuses ? Ce qui peut nous surprendre en lui, ce que nous ne nous attendions pas à rencontrer dans l’ancien persécuteur de Chantecler, de la mésange, du corbeau c’est la sympathie qu’il montre pour les petits et les faibles.


Povre gent n’est chose qui vaille,


dit-il ; les grands sont le froment, et eux la paille. Et encore :


De meilleurs cuers a sous bureaux
Et dessous fourrures d’aigneaux
Qu’il n’a sous vairs et sous ermines.


Il est vrai que, peu avant, il avait proposé de chasser du royaume tous les pauvres comme race importune et encombrante. Mais s’il s’est radouci envers eux, s’il fait chorus à leurs cris de souffrance et entonne l’éloge de leurs vertus méconnues, ne voyez là qu’une pitié et des caresses intéressées. Il espère que ces malheureux qui courbent le front sur la terre le relèveront à son appel pour monter à sa suite à l’assaut de ce qu’il leur dépeint perfidement comme une forteresse d’abus et d’inégalités ; il compte sur leur précieux appui pour renverser l’ordre social établi dont ils souffrent, mais où lui, il ne trouve pas à satisfaire ses larges appétits. Grâce à eux, et à la faveur du désordre et de l’anarchie, il péchera en eau trouble ; puis, enrichi des dépouilles des châteaux et des monastères, plus gros seigneur que ceux qu’il aura dépossédés, il renverra ses amis d’un jour à leur glèbe, et, s’engraissant au sein du luxe et de la splendeur, il se rira de leur naïveté.

Ainsi le renard du xive siècle est plus proche parent qu’on pourrait le croire à première vue, du renard du xiie siècle. Par une lente évolution anthropomorphique, le bafoueur, plus malin