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LES ROMANS DU RENARD

mitive de l’épopée du goupil, en être le complet épanouissement.

Que Tibert le chat, en effet, lance du haut d’un arbre de terribles malédictions sur les chevaliers qui se croient sortis d’une boue plus précieuse que le reste des hommes ; qu’il leur prédise qu’ils iront en enfer tandis que le laboureur, leur victime, sera reçu au ciel par les anges et porté par eux devant le Roi des rois ; qu’Isengrin fasse un discours sur les causes de l’inégalité parmi les hommes ; que la tigresse convoque à grands cris et sans succès des femmes fidèles, des marchands honnêtes, des moines et des prêtres à l’âme pure, des gentilhommes sans orgueil et des seigneurs qui ne rançonnent point leurs vassaux, on ne saisit guère l’appropriation des paroles aux personnages, et cette substitution au poète d’un animal quelconque est d’un effet purement grotesque.

Il en va autrement quand le goupil est en scène. On sent moins le poète derrière le personnage, ou, si l’on aime mieux, les théories que celui-ci est chargé de nous exposer ne sont presque jamais déplacées dans sa bouche. Seul de tous les acteurs de l’épopée, il a gardé quelque chose de son caractère original. S’il a perdu son physique animé, si l’on ne voit plus trotter ses quatre pattes et frétiller sa longue queue, il a conservé la plupart des traits qui composaient sa physionomie morale : c’est toujours la même effronterie, le même manque de scrupules, la même fertilité d’expédients. Vivre d’une vie facile aux dépens d’autrui, tel était l’idéal qu’il poursuivait jadis quand il dupait Brun, Isengrin, Chantecler ; c’est encore ici sa ligne de conduite au milieu des hommes : il ne veut être, même si on lui concède la friponnerie dans chacun de ces métiers, ni orfèvre, ni drapier, ni médecin, ni tavernier, ni pelletier, ni laboureur ; non, il n’est tel métier « comme d’embler », et il sera voleur. N’est-ce point le ravisseur de gelines, le pillard redouté des basses-cours des riches fermes et des abbayes, passé par une mystérieuse métempsycose dans le corps d’un communiste du xive siècle, ce Renard qui soutient avec force arguments que voler gentilshommes et cardinaux ou moines, c’est-à-dire des gens qui n’ont pas le droit de garder ce qu’ils ont, ce n’est point voler ? Il leur a toujours pris