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LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

revue satirique des différents métiers. Quand Chantecler vient se plaindre aux pieds de Noble du massacre de sa famille, il se croit obligé de résumer la guerre de Troie ; quand il s’est échappé de la gueule entr’ouverte de Renard, c’est entre eux un déluge d’anecdotes et de citations de Caton, de Cicéron, de Sénèque, de saint Augustin. Isengrin criant vengeance contre le goupil adultère rappelle au roi ses devoirs en lui retraçant les origines du pouvoir royal ; Noble lui répond par un traité complet de l’adultère. Tibert poursuivi par des gentilshommes grimpe sur un arbre et, du haut de cette tribune, fait un long et déclamatoire discours contre la noblesse.

Nous sommes ainsi, avec Renard le Contrefait, ramenés trois siècles en arrière. Car le poète champenois s’est servi de la matière comique que lui avait fournie la tradition à la façon de Nivard dans l’Isengrinus. C’est le même procédé d’assouplissement du conte d’animaux à une vue satirique ou morale. Mais, beaucoup plus encore que dans le poème latin, la partie narrative est négligeable dans le poème français. Celui-ci, à quelques réserves près, ne vaut que par ce qu’il renferme d’adventice. À ce point de vue, il est un des spécimens les plus curieux de la littérature bourgeoise du xive siècle où le pédantisme et la trivalité des sentiments s’unissent souvent à une hardiesse d’idées qui nous étonne. La science dont l’auteur fait un incessant étalage et sa manie de tout nous conter jusqu’à des menus incidents de sa ville natale nous font sourire souvent quand elles ne nous agacent point. Mais dans cet immense fatras de fabliaux, de légendes, d’aperçus sur la physique, sur les institutions sociales, de réminiscences d’événements contemporains, tout n’est pas à dédaigner. C’est, au contraire, une vaste mine, peu fouillée encore, de précieux renseignements sur l’état des idées et des mœurs dans cette partie du moyen âge ; l’historien et le folkloriste y auront plus à prendre qu’à laisser. De plus, abstraction faite de ces éléments scientifiques, si l’on ne considère que les pensées attribuées à Renard et le langage que lui a prêté le poète, on est porté à regarder ce livre, malgré ses innombrables imperfections, comme un des produits les plus caractéristiques de l’esprit français, et, à la réflexion, il paraît se rattacher étroitement à la donnée pri-