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LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

deux interminables combats : l’un sur mer, entre les deux navires ; l’autre sur terre, au pied des murailles du château de Passe-Orgueil. Une ruse habile de Renard met fin à la guerre et élève notre héros plus que jamais. Pendant une trêve, il délivre de ses chaînes Lionel, le fils du roi, son prisonnier. Il étale à ses yeux émerveillés l’appareil imposant des forces dont il dispose, le met en face de sa mère, de la luparde et de la louve qui jurent par tous les saints que Renard a respecté leur vertu et s’est conduit à leur égard en parfait gentilhomme. Lionel retourne ébloui et édifié auprès de son père et le décide à faire la paix. Toute la cour pénètre en grande pompe dans Passe-Orgueil en chantant des refrains d’amour. Enfin, le navire royal ayant miraculeusement disparu, Renard emmène Noblon à Maupertuis où l’on célèbre de nouvelles fêtes.

L’idée de Gelée, dans cette seconde partie du poème, est la même que dans la première. Il a voulu nous montrer une seconde fois le triomphe de l’Esprit du mal ; c’est en vain que la Vertu, vaillamment défendue par le roi, essaie de lutter ; elle n’est pas terrassée, elle ne lutte pas jusqu’au bout ; non, elle pactise lâchement avec le démon et se met à sa merci. Cette conception élevée, qui fait honneur au poète lillois, a malheureusement été d’une exécution imparfaite : le récit est trop long ; il est en outre composé d’éléments divers que l’auteur n’a pas su fondre dans une harmonieuse unité ; le sérieux et le comique, la réalité et l’allégorie s’y coudoient sans cesse sans se mélanger et forment un ensemble bigarré. C’est dans les détails seulement que l’art du poète se révèle ; certaines parties dénotent une finesse de sentiments et une douceur d’ironie égales à celles des premiers chanteurs du goupil. Si le style de Gelée est lourd et laborieux dès qu’il s’empêtre dans les plis épais de l’allégorie, ailleurs, quand il est maître de ses mouvements, il est vif et plein d’attrait. Son œuvre eut d’ailleurs un grand succès, plus durable même que celui de son ancêtre, le Roman de Renard. Elle fut en effet traduite en prose par un certain Tennesax sous le titre « Le livre de maistre Reynart et de dame Hersaint, sa feme, livre plaisant et facetieux contenant maintz propos et subtils passages couverts et cellez pour monstrer les conditions et meurs de plusieurs estats et offices ». Les nom-