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aussi par l’immigration de colons venus du reste de la France du nord, il devint distinct du normand continental et constitua un véritable dialecte, dit anglo-normand. En outre le voisinage de l’anglo-saxon, les habitudes et les instincts des populations germaniques chez lesquelles il était porté, arrivèrent bientôt à le déformer. Dès la seconde moitié du XIIe siècle, il était si mal parlé dans certaines localités, que leur jargon était proverbial ; parler charabia d’après Gautier Maps, s’appelait parler le français de Merlebourg[1]. Au XIIIe siècle, si on en croit Gervais de Tilbury, ceux qui avaient quelque souci de la pureté du langage envoyaient leurs enfants en France, pour éviter la barbarie du parler local. Les natifs d’Angleterre eux-mêmes se rendaient compte, que le françaisde Londres même ne ressemblait guère à celui de Paris[2]

Chez les Français, le parler des Anglais était devenu un objet de dérision, qu’on parodiait à l’envi, avec la certitude de faire rire[3]. Mais ces déformations n’étaient pas, on le sait par l’exemple

  1. Gautier Maps. De nug. cuvial. Distinctiones quinque. V, cap. VI, éd. Wright, p. 235-236 : Cessit igitur apud Merleburgain, ubi fons est quem si quis, ut aiunt, gustaverit, Gallice barbarizat, unde cum vitiose quis ilia lingua loquitur, dicimus eum loqui gallicum Merleburgæ : unde Map, cum audisset eum verba resignationis domino Ricardo Cantuariensi dicere, et quæsisset dominus archiepiscopus ab eo, « Quid loqueris ? » volens eum iterare quod dixerat, ut omnes audirent, et ipso tacente, quæreret item, « Quid loqueris ? » respondit pro eo Map, Gallicum Merieburgæ. »
  2. Wilham de Wadington, par exemple, écrit :

    De le françeis ne del rimer
    Ne me dait nuls hom blâmer
    Kar en Engleterre fu né
    E nurri lenz e ordiné.

    Et Froissart, éd. Kerv. de Lett. XV, 115, raconte que les Anglois « disoienl bien que le françois que ils avoient apris chiés eulx d’enfance, n’estoit pas de telle nature et condition que celluy de France estoit et duquel les clers de droit en leur traittiés et parlers usoient.

  3. V. la Pais aux Englois, publiée par Wright dans ses Political Songs, p. 360 ; le fabliau des deux Angloys et de l’Anel (Montaiglon, II, 178) ; le Roman de Renart, 1b v. 2351 et sv., éd. Martin ; Jehan et Blonde de Ph. de Beaumanoir, V. 2607 ; Cf. Hist. litt. de la Fr., XXIII, 449 ; Franz. Studien, V, 2, p. 4, et Romania, XIV, p. 279 et sv. Voici un échantillon de ce jargon, pris à Jean et Rlonde v. c. :

    … ses compaignons dist :
    « Compainons, avas vous oïs
    Toute le melor sot Francis
    Que vous peüssiés mais garder,
    Qui me vola pour moi conser
    Fere o moi porter mon meson ?
    Avas vous tendu bon bricon ? »
    « Sire », chascun d’aus li responl,
    Saiciés vous, tout voir Francis sont
    Plus sote c’un nice brebis. »