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Sur le point de savoir si les conquérants désiraient ce résultat et cherchèrent à l’atteindre, malgré l’affirmation d’anciens chroniqueurs, on n’est pas d’accord[1]. Mais tout, à ce moment conspirait en faveur du français. Les rois n’entendaient, tout au moins ne parlaient que cette langue[2], au point que longtemps après, le propre vainqueur de Crécy, Edouard III, ne parvint pas, dans une circonstance solennelle, à reproduire correctement une phrase anglaise.

Comme la cour, l’aristocratie resta fidèle à son idiome roman, qui fut par tout le royaume, à tous les degrés de la hiérarchie, la langue officielle. Il n’est pas certain que Guillaume ait défendu de plaider à la cour royale autrement qu’en français ; le français n’en devint pas moins la langue de la justice, celle de la loi, et aussi des juges, même dans les juridictions inférieures. L’Église elle-même aida, ou tout au moins céda au mouvement, les archevêchés d’York et de Canterbury, les évêchés, les abbayes étant passés aux mains de gens de langue française. On vit des auteurs qui n’écrivaient que pour le clergé, comme Philippe de Thaon, l’adopter (vers 1119) ; un évêque, dès le XIe siècle, saint Wulfstan, manqua d’être dépossédé parce qu’il l’ignorait, et ne pouvait dès lors prendre part aux conseils royaux[3]. Au commencement du XIIIe siècle des curés s’en servirent, tout en laissant la première place à l’anglais, pour la prédication. Dans les écoles le français fut aussi la langue de l’enseignement, au moins élémentaire[4].

  1. Il est certain que les chartes et les actes de Guillaume sont en latin et en anglo-saxon, ce qui semble peu d’accord avec les intentions que lui prête Holkot, de détruire le saxon et d’unifier le langage de l’Angleterre et celui de la Normandie.
  2. Il faut descendre jusqu’à Henri IV (1399-1413) pour trouver un roi dont la langue maternelle soit l’anglais ; Guillaume, dans un intérêt politique, s’était appliqué à le comprendre ; il n’y parvint jamais. Henri Ier Henri II Plantegenet, tout en l’entendant, ne le parlaient pas. Edouard Ier le savait (1272-1307). tout en faisant du français sa langue usuelle. C’est encore en français que le Prince Noir composait son « tombeau ».
  3. Quasi homo idiota, qui linguam gallicanam non noverat, nec regiis consiliis interesse poterat. (Math. Paris, Cfir. Maj. s. ann. 1093.)
  4. V. Highden, Polychronicon, éd. Babington, II, 158, coll. des Rerum Britannic. Scriptores.  » Haec quidem nativae linguae corruptio provenit hodie multum ex duobus ; quod videlicet pueri in scholis contra morem caeterarum nationum a primo Normannorum adventu, derelicto proprio vulgari, construere gallice compelluntur ; item quod filii nobilium ab ipsis cunabulorum crepundiis ad Gallicum idioma informantur. » Le témoignage vaut peut-être mieux que le raisonnement où il est contenu ; il ne faudrait cependant, je crois, ni lui accorder trop de confiance, ni lui attribuer une portée trop générale.