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la langue d’une haute culture ; il n’y avait et il ne pouvait y avoir qu’une « langue catholique » ; du moins, à côté d’elle, le français s’éleva à une demi-universalité. Sur plusieurs points, il sembla même un moment qu’il dût non plus se faire connaître, mais s’implanter, aux dépens des langues indigènes, particulièrement en Orient et en Angleterre.

Le français en Asie et en Afrique. — Tout le monde sait que malgré la diversité des peuples qui prirent part aux croisades, les Francs de France jouèrent dans ces expéditions un rôle prépondérant, si bien que leur langue fût probablement devenue la langue commune des Latins, si leurs établissements eussent duré, malgré l’installation dans le pays de puissantes colonies italiennes et les rapports constants que la marine vénitienne établissait entre la Péninsule et les pays d’outre-mer. Elle fut tout au moins la langue officielle et juridique de ces pays ; les Assises de Jérusalem, les Assises d’Antioche, bien que nous ne possédions plus ces dernières que dans un texte arménien, étaient en français. Point de doute que le français n’ait eu en cette qualité quelque influence. Tout d’abord il y eut en Asie une population que la communauté de la foi religieuse porta d’enthousiasme vers les croisés ; ce fut celle de l’Arménie, dont le secours fut si utile aux chrétiens d’Occident. L’ascendant de ceux-ci sur ce peuple d’esprit ouvert fut sur certains points considérable, et ses règles juridiques par exemple en furent complètement transformées.

Il nous est même parvenu un très curieux écho des protestations que soulevait une conversion trop rapide aux usages des Latins chez les vieux Arméniens[1]. En ce qui concerne

  1. Saint Nersès de Lampron († 1198), accusé de latiniser les rites de son Église écrit à Léon II, et, pour se disculper, lui démontre comment il lui serait impossible à lui-même Léon II, de renoncer aux raffinements des Latins : « Les gens de Tzoro’ked nous détournent des Latins, et vous aussi, et ne veulent pas que nous adoptions leurs coutumes, mais celles des Perses, au milieu desquels ils vivent et dont ils ont pris les usages. Mais nous, nous sommes unis par la foi avec les princes d’Arménie, vous autres, comme maîtres des corps, nous, comme chefs spirituels. De même que vous nous avez ordonné de nous conformer aux traditions de nos pères, suivez aussi celles de vos aïeux. N’allez pas la tête découverte comme les princes et les rois latins, lesquels, disent les Arméniens, ont la tournure d’épileptiques, mais couvrez-vous du scharph’ousch à l’imitation de vos ancêtres ; laissez-vous croître les cheveux et la barbe comme eux. Revêtez un tour’a large et velue, et non le manteau ni une tunique serrée autour du corps. Montez des coursiers sellés avec le djouschan et non des chevaux sans selle et garnis du lehl (housse) frank. Employez comme titre d’honneur les noms