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parce que les débris conservés s’emploient, sans qu’on se rende compte de leur valeur.

Ainsi, nombre de poètes de notre siècle ont encore parfois écrit je doi, je croi, quand la rime le demandait ; néanmoins la plupart d’entre eux ont certainement ignoré que l’s finale n’existait originairement pas à la première personne de ces verbes, et que c’est l’analogie seule qui a commencé à l’introduire au XIIe siècle. À l’époque grammaticale le changement n’étant pas entièrement accompli, Corneille, Racine et leurs successeurs ont continué à employer la vieille forme ; puis d’autres, forts de leur exemple, les ont imités ; c’était là une licence commode ; il arrive encore à ceux qui ne croient pas avec Th. de Banville qu’il n’y a pas de licence, de s’en servir : la raison grammaticale n’y est pour rien ; ils font de l’ancien français sans le savoir.

De même, si nous prononçons encore grand tante, grand messe, grand rue, le motif en est si peu compris que les grammairiens, à l’époque où l’histoire de la langue n’avait pas été étudiée, ignorant pourquoi l’adjectif n’avait point d’e, crurent à une élision, qu’ils marquèrent par une apostrophe. D’où l’orthographe académique grand’rue. Les quelques expressions où, suivant la règle de l’ancien français, grand garde une forme unique au féminin comme au masculin, ne sont plus que des témoins d’une division depuis longtemps disparue : telle une borne restant d’une ancienne limite entre deux terrains réunis et sur tous les autres points confondus[1]. J’en dirai autant de l’expression fonts baptismaux, où personne ne se rend compte que fonts est un ancien substantif féminin conservé dans des noms propres comme Lafont[2], Bonnefont. Les adverbes même comme élégamment savamment, qui s’opposent cependant nettement aux adverbes formés du féminin tels que royalement, moralement, ne suffisent pas à faire sentir que savant, élégant sont d’anciens féminins. On est donc autorisé à dire qu’ici, bien que des formes de l’ancien français subsistent intactes, comme on en

  1. Autrefois il y avait toute une classe d’adjectifs venus du latin, en alem ou en antem, entem, etc., qui, n’en ayant pas d’a au féminin en latin, mais la même forme qu’au masculin, n’avait pas d’e en français et restaient, là aussi, invariables en changeant de genre : on disait la faveur royal, une bonté charmant. La chancellerie, au XVIIIe siècle encore, continuait d’écrire : les lettres royaux.
  2. Chaudefont est si incompris qu’on orthographie le nom de cette commune : Chaux de Fonds !