Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/522

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

À défaut de statistique lexicologique, aucun travail fait sur des textes pris au hasard, ne peut donner de résultats sérieux. Qu’on prenne un passage d’auteur moderne, et qu’on y relève les mots étrangers à l’ancien français, la proportion variera d’une page à l’autre[1].

Qu’on fasse l’expérience inverse, qu’on cherche dans un passage de vieux français les mots qui ont disparu, les chiffres auxquels on aboutit sont également contradictoires[2].

Dans ces conditions, je me suis décidé à faire, toujours d’après la même méthode, le dénombrement lexicologique de la Chanson de Roland. Dans les 4802 vers du ms. d’Oxford, j’ai compté, en me fondant sur le lexique de M. Léon Gautier, mais en prenant


    Dictionnaire général, sans tenir aucun compte des mots signalés comme ayant existé entre le XIVe siècle et le XVIIe ; j’ai trouvé que le français moderne avait 91 mots inconnus à l’ancien français ou jusqu’ici non signalés ; le vieux français d’autre part en a 85 qui n’existent plus. 34 sont communs, sur un total de 210 mots. 50 des mots spéciaux au français moderne sont savants.

  1. La fable de La Fontaine, le Chat et le Renard (XI, 14) m’a donné, en ne comptant que pour un les mots qui sont répétés, même sous deux formes différentes, par exemple j’ai et avoir, il et lui, elle, un total de 133 mots distincts. Sur ce nombre 113 appartenaient déjà à l’ancien français, 20 seulement n’ont pas été rencontrés avant le XIVe siècle. Proportion : environ 15 % (encore faut-il tenir compte que terrier et ruse doivent se rencontrer plus tôt que Liltré ne les signale).

    Un fragment de Rousseau (Nouv. Héloïse, 1, XXIII, depuis je gravissais lentement — à sous divers aspects) renferme à peu près près le même nombre de mots distincts, 134 ; mots étrangers à l’ancien français, 21. Proportion 15, 6%.

    On croirait la proportion constante. Simple rencontre. En changeant de textes, on change presque sûrement les nombres. Je prends dans le Dictionnaire des sciences médicales de Dechambre, Duval et Lereboullet (Paris, Masson, 1885) l’article convulsion. Sur les 71 premiers mots, j’ai 31 mots nouveaux, soit 43, 66%, près de trois fois plus, même en prenant soin de choisir un des passages écrits dans le français le moins barbare.

    Mais sans chercher mon exemple dans un livre technique, je reviens à Rousseau, presque au même endroit où je l’avais laissé, et je reprends la phrase qui commence : c’est une impression générale. En allant jusqu’à : et de la morale, je relève 128 mots, dont 31 nouveaux, soit cette fois 24, 2% au lieu de 15. Pour faire pencher ainsi la balance, il a suffi qu’au lieu de décrire simplement la montagne, Rousseau ajoutât quelques observations sur les impressions qu’elle produisait en lui.

  2. Les dix premières pages de Villehardouin de l’édition de Wailly fournissent, en comptant d’après la méthode de tout à l’heure, 427 mots. 61 n’existent plus, soit 14, 5%.

    Un fragment de Renard pris dans la Chrestomatie de Constans, p. 195, v. 1 à 38, donne sur 100 mots 12 morts, soit 12%.

    On serait tenté ici encore de croire que la proportion est sensiblement la même. Mais un morceau d’Aucassin et Nicolette, dans le même recueil, p. 169. lignes 185 à 232, donne sur 100 mots 5 disparus seulement.

    Le début de Joinville sur les 100 premiers mots divers, 4 disparus. 100 autres pris à la suite ne m’en donnent non plus que 5.

    J’ai multiplié ces recherches ; elles m’ont montré chaque fois, par des résultats déconcertants, qu’on ne pouvait rien fonder sur ces dépouillements partiels.