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d’autres changements ont eu lieu. D’une part, à de vieilles formes tendent à se substituer aujourd’hui ou ont déjà réussi à se substituer des formes nouvelles. D’autres fois, c’est le sens qui s’est modifié : aille, au lieu de désigner comme jadis un ensemble de choses, la coraille, ce qui est autour du cœur, a pris une nuance nettement péjorative, visible dans des mots comme prêtraille, radicaille ; âge a suivi à peu près la même voie.

Ailleurs enfin c’est l’emploi qui a changé. Ce même suffixe age qui formait des adjectifs dans la vieille langue, comme ramage = de la ramée ; ombrage = obscur, ombragé ; evage = d’eau, pluvieux, est passé aux substantifs ; is est dans le même cas, et la série des jolis adjectifs : blondis, faitis, traitis, coulis, est close. Enfin il y aurait lieu surtout de tenir compte d’un dernier fait, celui-là essentiel : c’est qu’un suffixe, comme un mot, est à diverses époques, à des degrés très divers de faveur ; il est ou non de mode et d’usage.

Il y a plus : suivant les temps, des séries entières de suffixes se développent ou se restreignent. Ainsi des diminutifs ; le moyen âge les aimait, et en usait beaucoup plus fréquemment que nous. Certains vers de la chantefable d’Aucassin et Nicolette sonnent presque comme du Remy Belleau[1].

Mais, quelque importantes que seraient ces considérations, ici comme ailleurs, ce qui différencie profondément la vieille langue de celle qui va lui succéder, c’est l’absence d’une formation savante systématique. Il est vrai que la résurrection de certains suffixes morts avait commencé au XIIIe siècle. Ainsi acle venu de aculum (qui avait déjà fourni aille), commençait à donner des mots comme signacle, habitacle. Néanmoins ces exemples restent peu nombreux, et on ne citerait pas un suffixe ou un préfixe qui à ces époques lointaines ait été repris au latin

  1. Bel coinpaignet,
    Dix aït Aucasinet,
    Voire a foi ! le bel vallet,
    Et le mescine au cors net,
    Qui avoit le poil blondet,
    Cler le vis et l’œul vairet,
    Ki nos dona deneres
    Dont acatrons gasteles.
    Gaïnes et couteles,
    Flaüsteles et cornes
    Machüeles et pipes,

    Beaux compagnons
    Que Dieu aide Aucassinet,
    Vrai par ma foi ! le beau garçon,
    Et la jeune fille au joli corps.
    Qui avoit le poil blondet,
    Le visage clair et l’œil vairet.
    Qui nous donna denerets (petits deniers),
    Dont nous achèterons gâtelets (petits gâteaux)
    Gaïnes et coutelets,
    Fluteles et cornets (petits cors).
    Massuelles et pipets (petits pipeaux).