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LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

roi. Isengrin se décide à remplir la mission qui lui répugne tant. Le lendemain, Renard se présente à la cour accompagné du prieur qui jure par tous les saints qu’il n’est entré au couvent que depuis cinq jours. On délibère longuement ; il est proclamé roi. Il accepte après bien des façons et des grimaces. Son premier acte est de chasser de la cour le hérisson et le mouton auxquels pourtant il doit la couronne. Il refuse tous les présents qu’on lui offre ; mais Erme et Renardiel les acceptent. Noble meurt à la Pentecôte, comme les astres l’avaient prédit, et Renard, désormais seul maître, reste quelque temps dans son royaume où il ne cesse de combler de faveurs les riches et d’opprimer les petits. Puis il part en voyage, parcourt le monde, va d’abord à Jérusalem où sa venue réjouit les traîtres et les médisants dont il fait sa compagnie, ensuite à Tolède où il enseigne l’art de nigromancie, vient à Paris où chacun veut apprendre de lui « la nouvelle contenance » dont il est l’inventeur. Sa renommée s’est étendue jusqu’à Rome : le Pape le mande, et il est enchanté d’être initié à tous les secrets de son art, de savoir comment on peut faire d’un mouton un prêtre, d’un mendiant un reclus, d’un gueux un évêque. Renard parcourt encore l’Angleterre, l’Allemagne, et rentre enfin dans son palais où il continue à ne s’occuper que des grands et dédaigne les pauvres qui se répandent en lamentations.

Tel est ce poème dont certaines parties montrent un réel talent d’exposition, mais dont la langue malheureusement ne laisse pas d’être souvent obscure. La signification que l’auteur a voulu donner à ce tableau ne l’est pas moins. C’est plutôt une satire générale qu’une suite d’allusions directes à des événements contemporains. Mais ce qui est clair, ce qui éclate bruyamment dans tout le récit, c’est la haine que nourrissait le poète contre les ordres mendiants. Cette haine semble former le fond de l’œuvre entière, c’est elle qui l’anime, la soutient. Rutebeuf, Jean de Meun et tant d’autres qui, à cette époque, ont fulminé contre ces moines qu’ils considéraient comme des intrus, comme les pires ennemis de l’Église et de l’État, n’ont pas été plus mordants, plus acerbes. Quoi de plus ironique que les paroles que le poète met dans la bouche du prieur des Jacobins quand il expose à son chapitre les avantages que l’ordre