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position. À l’ensemble formé de muni et de fic s’ajoute la désinence us, a, um des adjectifs, qui appartient au composé seul. Ce procédé de composition thématique est presque totalement inconnu, même du plus vieux français[1] ; c’est là, on ne saurait trop le remarquer, une différence fondamentale entre le latin et le roman.

Au contraire, les diverses manières de composer les mots se sont à peu près conservées de l’époque latine à nos jours. La juxtaposition, qui consiste à unir plusieurs mots sans ellipse pour exprimer une idée unique, nous est toujours familière[2]. À peine peut-on signaler quelques différences. La plus importante, c’est que le vieux français, grâce à sa déclinaison, avait la faculté de juxtaposer sans préposition un nom et un régime de personne au cas régime. Nous en avons conservé des expressions comme hôtel-Dieu, fête-Dieu, pour hôtel de Dieu, fête de Dieu, des jurons comme morbleu, palsambleu (par la mort de Dieu, par le sang de Dieu), des noms de lieux comme Bois-le-Roi (le bois du Roi) Bourg-la-Reine (Bourg de la Reine). Nous assemblons même encore sur ce modèle le nom de baptême et le patronymique Pierre Cordelier (Pierre (fils) de Cordelier), Antoine Renard (Antoine (fils) de Renard)[3]. Mais la chute de la déclinaison au XIVe siècle a eu pour conséquence de rendre, dans les cas ordinaires, semblables formations impossibles.

En ce qui concerne les composés proprement dits, le vieux français est, à tout prendre, moins riche que le français moderne. Il a quelques jolis types, véritables vestiges de composition thématique : fervestir (vêtir de fer), clofichier (fixer avec des clous, crucifier), houcepigner (auj. houspiller), prinseigner (donner le premier signe de croix), torfait (violence, dommage). Mais les deux procédés essentiels de composition française lui sont moins

  1. Des mots comme claviger sont de véritables latinismes.
  2. Des mots comme eau-de-vie, pomme de terre, font très bien ressortir la différence entre les juxtaposés et les réunions ordinaires des mots. Pomme de terre n’éveille plus l’image d’une pomme poussant dans la terre, et eau-de-vie, encore moins celle d’une eau qui donne la vie, mais uniquement l’idée du tubercule que nous mangeons et de la liqueur alcoolique. L’eau de Cologne est si peu de l’eau venant de Cologne, qu’on voit annoncer de l’eau de Cologne de différents endroits : eau de Cologne de X… à Paris. Cette fusion d’éléments multiples est le résultat de la juxtaposition, caractérisée par l’unité de l’idée exprimée.
  3. Ce qui prouve que ces mots sont au génitif, c’est qu’on les y met dans le latin du moyen âge. Jacques Legrand s’appelle Jacobus Magni, Pierre Lefèvre : Petrus Fabri.