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rentes particularités comme d’égale importance et capables de servir indistinctement de critères, et cependant les règles qui devraient guider ce choix ne sont pas trouvées[1].

Encore n’est-il pas sûr que ce grand et difficile travail, s’il se préparait, menât à une conclusion générale identique, qui pût devenir une loi. Parce qu’on trouverait une limite réelle entre le gascon et le provençal, de chaque côté d’un fleuve qui a longtemps séparé deux races et deux langues, cela ne prouverait nullement qu’il y en a une aussi entre le lorrain et le wallon, ou semblable diversité ethnographique n’a pas existé[2].

Voilà pour le présent. À plus forte raison, quand l’on veut se représenter quel a pu être l’état dialectal de la France au moyen âge, l’obscurité augmente-t-elle encore. Là les documents manquent souvent complètement, et d’ailleurs ceux qu’on possède, les compositions littéraires, les chartes mêmes, sont loin de nous offrir avec certitude l’image de la langue parlée à l’époque et à l’endroit où elles ont été écrites, de sorte qu’on ne saurait les interpréter avec trop de réserve et de défiance. Puis il nous manquera toujours de savoir comment le latin s’est répandu sur la Gaule, quelles étaient les anciennes limites ethnographiques, quelle valeur elles avaient, quels mouvements tant de siècles d’invasion et de guerres ont amenés dans les populations, quels rapports sociaux, intellectuels, commerciaux elles ont eus entre elles.

Il y a là, on ne saurait l’oublier, un inextricable fouillis de

  1. La note précédente montre assez que je ne considère pas les critères phonétiques comme suffisants à eux seuls, ni même comme devant tenir toujours et partout le premier rang. Je me hâte d’ajouter qu’on peut beaucoup moins encore se fier dans le travail de classification aux indications vagues que fournit l’intelligence d’un patois, comme serait tenté de le faire M. de Tourtoulon. De ce qu’un paysan comprend un autre paysan, on ne peut rien conclure sur les rapports particuliers de leurs idiomes. J’en ai fait souvent l’expérience et constaté par exemple qu’une bonne illettrée, parlant un patois des Vosges, comprenait à peu près du patois de la Charente, tandis qu’une dame du même pays, lettrée, très instruite même, mais de langue française, comprenait plus facilement le latin que l’un ou l’autre des deux patois. Je n’oserais pas hasarder ce paradoxe qu’un patoisant du Centre est plus près d’un patoisant de l’Est ou du Nord que n’en est un Parisien, même demi-philologue, mais ignorant des patois ; il ne me paraît pas impossible toutefois que des expérienccs répétées fassent sortir de cette proposition quelque chose qui s’approcherait de la vérité.
  2. Je rappellerai ici que M. Joret, dans sa très curieuse étude : Des caractères et de l’extension du patois normand, Paris, 1883, a cru pouvoir retrouver dans les caractères distinctifs de certains parlers normands la trace d’une influence ethnographique.