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LES ROMANS DU RENARD

sence de cet animal sur la terre ; on croirait entendre Guillaume de Normandie lorsque, après tant d’autres, il décrit cette bête malfaisante qui « sait tant d’art mauvais », qui « le peuple mène à ruine », ce « maufé qui nous guerroie ». Une autre des dernières branches nous conte qu’Adam et Ève, expulsés du paradis, avaient reçu de Dieu une verge dont ils devraient frapper la mer chaque fois qu’ils voudraient créer un nouvel animal. Adam fait sortir des flots des bêtes apprivoisées et domestiques ; Ève n’en fait sortir que de sauvages, et, parmi elles, est le renard qui n’inspire pas à l’auteur de moins amères réflexions :

Icil gorpil nos senefie
Renart qui tant sot de mestrie :
Tot cil qui sont d’engin et d’art
Sont mes tuit apelé Renart[1].

Il faut noter ce dernier vers. Alors en effet apparaît et devient d’un usage constant le mot « renardie ». Les poètes ont reçu des mains des moines le fouet de la satire ; ils osent exprimer en langue vulgaire leurs plaintes, leurs revendications, et ce mot va leur servir pour désigner tous les vices, toutes les injustices, tous les abus. Laissant de côté le caractère du loup, trop épais et moins souple que celui du goupil, ils prennent ce dernier déjà symbolisé par la littérature cléricale et popularisé d’ailleurs par deux siècles d’apothéose pour en faire le type de tout ce qui les irrite et les blesse. Renard ne sera plus seulement le prêtre hypocrite vivant en concubinage, le moine débauché et rapace, le prélat simoniaque que représentait jadis le loup ; il sera aussi le juge prévaricateur, le seigneur insatiable, l’usurier sordide, le marchand improbe :

Il n’est au jour d’ui mestier
Ne nule marcheandise
Excepté le poullaillier
Qui le Regnart n’aime et prise[2].

C’est ainsi que débute un joli petit poème du xiiie siècle qui nous montre chacun voulant avoir sa part de la queue du renard.

  1. Ce goupil nous signifie — Renard qui tant sut de tours : — tous ceux qui sont de fraude et d’art — sont désormais tous appelés Renards.
  2. Il n’est point aujourd’hui de métier, — il n’est point de négoce, — excepté le poulailler — qui n’aime et ne prise Renard.