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L’autre doctrine, adoptée depuis par des hommes très considérables, tels que MM. Gaston Paris, Gilliéron, Rousselot en France, MM. Suchier, Wilhelm Meyer à l’étranger, a été pour la première fois posée par M. Paul Meyer, il y a environ vingt ans, à propos d’une division imaginée par M. Ascoli dans les dialectes de France[1].

L’article est assez court pour que j’en puisse extraire ici les passages principaux. « À mon sens, dit M. P. Meyer, aucun groupe de dialectes, de quelque façon qu’il soit formé, ne saurait constituer une famille naturelle, par la raison que le dialecte (qui représente l’espèce) n’est lui-même qu’une conception assez arbitraire de notre esprit. Voici en effet comment nous procédons pour constituer un dialecte. Nous choisissons dans le langage d’un pays déterminé un certain nombre de phénomènes dont nous faisons les caractères du langage de ce pays. Cette opération aboutirait bien réellement à déterminer une espèce naturelle, s’il n’y avait forcément dans le choix du caractère une grande part d’arbitraire. C’est que les phénomènes linguistiques que nous observons en un pays ne s’accordent point entre eux pour couvrir la même superficie géographique. Ils s’enchevêtrent et s’entrecoupent à ce point qu’on n’arriverait jamais[2] à déterminer une circonscription dialectale, si on ne prenait le parti de la fixer arbitrairement.

« Je suppose par exemple que l’on prenne pour caractéristique du dialecte picard le traitement du c devant a (j’entends le c initial, ou, s’il est dans le corps du mot, appuyé sur une consonne)[3]. Voilà un caractère qui fournira une limite passable du côté du sud et de l’est, mais du côté du nord il sera médiocre, à moins de pousser le picard jusqu’au flamand, et du côté de l’ouest il ne vaudra rien, puisque, ainsi que l’a montré M. Joret, il s’étend à la Normandie, et qu’on n’entend point comprendre le langage de la Normandie dans le picard. Force sera donc d’avoir recours à quelque autre caractère que l’on choisira de telle sorte qu’il se rencontre dans l’un seulement des deux dia-

  1. Romania, IV, 293-294.
  2. Sauf bien entendu dans le cas où deux populations, bien que parlant un langage d’origine commune, vivent séparées, soit par des accidents physiques (montagnes, forêts, etc.), soit par des causes politiques. (Note de M. P. M.)
  3. M. P. Meyer fait allusion à ce fait que dans la région dont il parle, c latin reste c avec le son de k dans cette condition, tandis qu’en français de France, il se change en ch, d’où le picard keval, camp, à côté de cheval, champ, etc.