Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/47

Cette page a été validée par deux contributeurs.
35
LES ROMANS DU RENARD

ment, sa condamnation. Et les imitateurs, voulant faire neuf, se battent, pour ainsi dire, les flancs pour rajeunir le sujet et ne réussissent guère qu’à être d’une lamentable médiocrité. Ce qui nous rebute en lisant leurs plates compositions, c’est non seulement que les animaux y agissent encore plus en hommes que dans les branches antérieures — ils montent à cheval, portent cuirasse, vont à la chasse faucon au poing, — mais c’est surtout que, sous ce masque, il ne se cache aucune intention comique ni aucun sens allégorique. Bien avisé serait celui qui voudrait découvrir une signification quelconque dans cette assimilation complète du monde animal à la société du temps. Elle n’a sa raison d’être que dans l’épuisement complet de la matière, lequel, d’ailleurs, se reconnaît à un autre signe : Isengrin cesse de plus en plus d’être l’antagoniste inévitable de Renard : il s’efface de plus en plus, éclipsé ici par le chien Roonel, là par le coq Chantecler ; c’est contre eux qu’il a désormais à défendre sa vie. Les poètes sont aux abois ; ils cherchent, mais en vain, à sauver l’histoire de Renard de l’indifférence d’un public déjà blasé.

Certains d’entre eux d’ailleurs, comme pressentant ce déclin, ou plutôt entraînés par un courant d’opinion déjà ancien, mais qui devint irrésistible au xiiie siècle, avaient changé l’esprit de l’épopée animale, l’avaient orienté dans une autre direction. En dehors de la fable et surtout du conte d’animaux, en Grèce et à Rome, le renard n’avait jamais cessé d’être regardé comme le symbole de la ruse et de la fourberie. L’Ancien Testament, de son côté, en fait souvent le représentant sensible de la perfidie. Le christianisme développa amplement cette conception. La littérature cléricale du moyen âge abonde en manifestations de cette idée d’après laquelle notre héros était le type accompli de l’astuce sans conscience, sans scrupule, sans remords : « Vulpes hæreticus, vel diabolus, vel peccator callidus », écrit saint Eucher au ve siècle. Un autre, plus tard, nous montrera la Sagesse foulant aux pieds le démon figuré par un goupil tenant un coq dans sa gueule. C’est à la vérité le loup dont le caractère séduisit le plus les imaginations dans les cloîtres et inspira le plus grand nombre de compositions. Nous connaissons l’Isengrinus de Nivard. Il faut citer à côté de ce