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LES ROMANS DU RENARD

arrose de ses pleurs. Noble, le pacifique Noble, que tout à l’heure rien n’avait pu exciter contre Renard, est pris d’une immense pitié à laquelle succède une violente colère ; il fait peur à voir et à entendre :

Un sopir a fait de parfont ;
Ne s’en tenist por tot le mont :
Par mautalent drece la teste.
Onc n’i ot si hardie beste,
Ors ne senglers, qui paor n’ait
Quant lor sire sospire et brait.
Tel paor ot Coars li lievres,
Que il en ot dous jors les fievres.
Tote la cort fremist ensemble.
Li plus hardis de paor tremble.
Par mautalent sa coe drece :
Si se debat par tel destrece
Que tot en sone la maison[1].

Il jure de tirer justice de l’homicide Renard. Mais auparavant, il faut rendre les derniers devoirs à l’infortunée Coupée. La cour recueillie récite les prières des défunts autour du cadavre qui est enfermé dans un beau cercueil de plomb et enseveli sous un arbre ; sur la tombe est placé un marbre portant une inscription touchante. Le moment est enfin venu de punir Renard. Brun, puis Tibert sont dépêchés auprès de lui. La vue de ces deux ambassadeurs qui reviennent de leur mission couverts de sang porte à son comble l’indignation de Noble ; il est plus que jamais décidé à en finir avec ce scélérat. Aussi quand Renard, décidé par les pressantes sollicitations de Grimbert, fait enfin sa rentrée à la cour, il a beau se défendre, accumuler mensonges sur mensonges ; toute son habileté oratoire échoue devant l’inflexible volonté du roi. La potence est donc dressée. Voilà Renard en grand péril ! Chacun l’abreuve d’injures, jusqu’au singe qui vient lui faire la moue. Il se sent perdu. Il essaie pourtant d’une dernière ressource. D’un air contrit, il déclare à Noble qu’il se repent de ses fautes et le supplie de le laisser aller outre mer, implorer le pardon de Dieu. Le bon Noble se laisse attendrir. Renard quitte la cour humblement, habillé en pèlerin, avec l’écharpe et le bourdon.

Aucune parodie des mœurs du temps, des usages féodaux, de

  1. Un soupir a fait très profond ; — il n’eût pu s’en retenir pour rien au monde. — Par colère il dresse la tête. — Jamais il n’y eut bête si hardie, — ours ni sanglier qui peur n’ait — quand leur sire soupire et crie. — Telle peur eut Couart le lièvre, — qu’il en eut deux jours les fièvres. — Toute la cour frémit ensemble. — Le plus hardi de peur tremble. — Par colère, il dresse sa queue. — Il s’en bat avec telle force, — que toute la maison en résonne.