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LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

mage. Il écoute toutefois d’une oreille patiente le long débat qui s’agite entre ses barons ; après maint discours, l’assemblée prie le roi de mander Renard pour le juger et de le faire amener de vive force, s’il ne se rend pas de lui-même à la convocation. Noble s’y refuse. Renard ne lui paraissant guère coupable. Hersent, dans le cours de la discussion, avait protesté de son innocence et s’était offerte, pour la prouver, d’être soumise à l’épreuve judiciaire. Noble propose à Isengrin d’accepter cette épreuve ; mais celui-ci a peur que le résultat ne tourne à sa confusion, ne rende son déshonneur plus éclatant ; il préfère dévorer sa honte en silence et attendre une occasion de se venger de son ennemi. « N’y compte pas, dit le roi ; Renard sera toujours plus fort que toi, et d’ailleurs j’exige que la paix jurée soit observée par tous ; malheur à qui l’enfreindra ! »

Le silence se rétablit donc, et Isengrin, confus de son échec, s’assied tristement la queue entre les jambes. Renard paraît hors de péril, assuré à tout jamais de la bienveillance du roi, quand la scène change tout à coup. On voit s’avancer un funèbre cortège : Chantecler et ses poules Pinte, Noire, Blanche et Roussette portent sur une civière le cadavre d’une des leurs que vient d’étrangler Renard. Dans un langage ému. Pinte retrace à la cour la série des massacres dont sa famille a été la victime : des cinq frères qu’elle a eus de son père, des cinq sœurs qu’elle a eues de sa mère, aucun n’a échappé au ravisseur ; puis se tournant vers la civière :

Et vos qui la gisez en biere,
Ma douce suer, m’amie chiere,
Com vous estiez tendre et crasse !
Que fera votre suer, la lasse,
Qui a grant dolor vos regarde ?
Renars, la male flame t’arde ![1]

Cette péroraison terminée, Pinte tombe sur le sol évanouie ainsi que ses compagnes. On s’empresse autour d’elles ; on leur jette de l’eau au visage pour les faire revenir à elles, pendant que Chantecler se précipite aux pieds du roi et les

  1. Et vous qui gisez là en bière, — ma douce sœur, ma chère amie, — comme vous étiez tendre et grasse ! — Que deviendra votre sœur, l’infortunée, — qui avec grande douleur vous regarde ? — Renard, que la foudre te brûle !