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LES ROMANS DU RENARD

celui des plus vieux et plus naïfs récits, comme les attitudes des acteurs sont les mêmes que nous étions habitués à voir à Renard, Isengrin, Hersent, Hermeline, comme seule l’expression de leurs sentiments a varié, nous acceptons, sans en être choqués, sans protester, ces innovations, et nous les subissons d’autant plus volontiers que l’auteur les a enveloppées d’une gaîté communicative qui nous prend tout entiers, empêche toute réflexion et dérobe la vue de quelques imperfections et de quelques taches.

De tels défauts ne seraient même pas à signaler dans la branche du Jugement. Elle est en effet un des spécimens les plus parfaits de la littérature du moyen âge, un chef-d’œuvre de comédie ironique et malicieuse. C’est l’épisode de Renard médecin transformé. À cette fable antique, remaniée durant plusieurs siècles par les clercs, enrichie sans cesse de nouveaux traits, ayant pris enfin, une fois entrée dans le cycle, les proportions d’une véritable tragi-comédie, les trouvères ont emprunté les lignes principales : réunion des barons autour du roi, absence coupable du renard, réquisitoires de ses ennemis, plaidoyers en sa faveur, rentrée de l’absent à la cour. Mais ces traits anciens ont été d’une main habile fondus dans un ensemble nouveau ; la vieille histoire, restée jusqu’alors toujours gréco-orientale malgré ses multiples métamorphoses, s’est revêtue peu à peu de teintes inconnues, sorties de la riche palette de peintres originaux. Nos poètes, cette fois, plus créateurs qu’imitateurs ont tiré de ce groupe d’éléments exotiques quelque chose d’éminemment médiéval par les idées et de tout à fait français par la verve endiablée. L’action ne se passe plus en effet devant un roi moribond qui réclame de ses sujets un remède pour mettre fin à ses douleurs, mais devant un souverain qui a à décider entre deux de ses plus puissants vassaux : le lit d’agonie est devenu un lit de justice. La solennité de cette assemblée n’en est que plus comique. Quel brave homme de monarque que ce Noble ! Son âme est faite de bonté et de scepticisme. Le récit que lui retrace Isengrin de sa mésaventure conjugale amène le sourire sur ses lèvres. Qui n’est pas exposé à pareille infortune ? lui répond-il en guise de consolation. Comtes et rois n’échappent guère à cette destinée commune. Jamais on n’a fait tant de bruit pour si petit dom-