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LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

Et quand Renard lui a jeté, pour aiguiser davantage son appétit, un tronçon d’anguille, nous voyons le malheureux affamé qui en « fremist et tramble ». C’est encore Chantecler qui dort au soleil perché près d’un toit,

L’un ueil ouvert et l’autre clos,
L’un pié crampi et l’autre droit,[1]


ou qui s’avance fièrement devant ses poules « tendant le col ». C’est encore Renard qui, cherchant à se faufiler dans la basse-cour,

Acroupiz s’est emmi la voie,
Molt se defripe, molt coloie ;


ou qui, pendant qu’Isengrin pêche dans le vivier avec sa queue,

S’est lez un buisson fichiez,
Si mist son groing entre ses piez[2].


Que la fable du renard et du corbeau nous semble pâle, incolore dans Phèdre et même dans La Fontaine quand on la met en regard de ce récit si vivant, si dramatique ! Renard aperçoit le corbeau sur l’arbre,

Le bon formache entre ses piez.
Priveement l’en apela :
« Por les seins Deu, que voi ge la ?
Estes vos ce, sire conpere ?
Bien ait hui l’ame vostre pere,
Dant Rohart, qui si sot chanter !
Meinte fois l’en oï vanter
Qu’il en avoit le pris en France.
Vos meïsme en vostre enfance
Vos en solieez molt pener.
Saves vos mes point orguener ?
Chantes moi une rotruenge. »
Tiecelin entent la losenge,
Euvre le bec, si jete un bret.
Et dist Renars : « Ce fu bien fet.
Mielz chantez que ne solieez.
Encore se vos voliees,
Irieez plus haut une jointe. »
Cil qui se fet de chanter cointe,
Comence derechef a brere.
« Dex, dist Renarz, con ore esclaire,
Con or espurge vostre vois !
Se vos vos gardeez de nois,
Au miels du secle chantisois.
Cantes encor la tierce fois ! »
Cil crie a hautime aleine[3],

  1. Un œil ouvert et l’autre clos, — un pied recourbé et l’autre droit.
  2. Il s’est accroupi au milieu du chemin, — il s’agite et se démène. — Il s’est près d’un buisson placé, — et il mit son groin entre ses pieds.
  3. Le bon fromage entre ses pieds. — Privément il l’appela : — « Par les saints de Dieu, que vois-je là ? — Est-ce vous, sire compère ! — Bénie soit aujourd’hui l’âme de votre père, — Sire Rohart, qui sut si bien chanter ! — Mainte fois je l’entendis vanter — d’en avoir le prix en France. — Vous-même, en votre enfance, — vous aviez coutume de vous y exercer. — Ne savez-vous plus vous servir de votre voix ? — Chantez-moi une rotruenge. » — Tiécelin entend la