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LES ROMANS DU RENARD

faisaient autant partie de la littérature orale que de la littérature écrite, et, en se transmettant ainsi de bouche en bouche, elles avaient nécessairement subi quelques changements, reçu certains embellissements, et surtout s’étaient dépouillées des éléments didactiques que les livres seuls pouvaient leur conserver. C’est sous cette forme nouvelle qu’elles ont pris place dans le Roman de Renard ; c’est une longue et séculaire propagation orale qui, seule, nous donne le secret des différences souvent profondes qui séparent les récits français des apologues et des poèmes latins dont ils peuvent être issus.

Mais cette littérature classique et cléricale n’est point la seule mine qu’ont exploitée nos trouvères. Il en est une autre, non moins riche, qu’ils ont explorée en tous sens et dont ils ont tiré la plus grande partie, sinon la meilleure, de leur œuvre. C’est la littérature populaire, c’est-à-dire l’ensemble des contes d’animaux, si considérable au moyen âge, formé d’apports du nord de l’Europe et surtout de l’Orient, vaste amalgame d’histoires d’origine, de nature, de caractères divers, qui, avec le temps, s’étaient fondues et assimilées. Ces contes, parents des fables classiques par la naissance et aussi par la communauté de sujets, mais qui s’en distinguent par une absence presque complète de didactisme, par leur fin qui est d’amuser et non d’instruire, sont relégués aujourd’hui au fond des campagnes et goûtés seulement des illettrés. À l’époque où vivaient nos poètes, au contraire, ils jouissaient d’une vie plus intense et s’épanouissaient en pleine lumière. Nobles, bourgeois, vilains prenaient un égal plaisir à les répéter ou à les entendre ; ils pénétraient, nous l’avons vu, dans les recueils de fables, servaient d’exemples dans les sermons. C’est dans ce fonds inépuisable que les poètes sont allés chercher la plupart des aventures du goupil ; ils en ont tiré même l’idée mère du cycle, celle de l’inimitié traditionnelle du renard et du loup. Cette conception fondamentale, peu visible dans les fables classiques, éclate au contraire dans les contes populaires ; elle y domine des groupes entiers de récits ; elle en est l’âme. C’est de là qu’elle a été transportée dans le Roman de Renard.

Mais qu’ils se soient servis des fables classiques ou des contes populaires, les auteurs du Roman de Renard n’ont pas été de