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LES FABLES ET LE ROMAN DU RENARD

la morale comme inhérente au récit, comme sa compagne inséparable ; toute fable fut un raisonnement à deux parties dont la première, le récit, formait les prémisses, la seconde, la morale, fournissait la conclusion. Par suite, l’invention dans ce genre de poésie, gnomique par excellence, tendait à trouver un exemple qui traduisît exactement la vérité à enseigner ; le conteur devait s’effacer devant le moraliste. L’histoire narrée n’ayant sa raison d’être que dans l’utilité qu’on peut en tirer, les héros qui y jouent un rôle « ont perdu, dit fort justement M. Gidel, toute l’originalité d’une personne ; ils ne sont plus que des prête-noms. Ils servent à une démonstration, ils se prêtent aux combinaisons d’un jeu savamment combiné ; ils parlent peu, et comme on veut les faire parler. Dans toutes leurs actions perce la rigidité de la logique et l’effort du raisonnement. Aussitôt qu’ils ont assez dit, assez fait pour la conclusion qu’ils ménagent, ils se retirent ; le théâtre leur est fermé. Ils n’ont fait qu’y paraître, ils ne s’y sont jamais établis comme dans un domaine qui leur fût propre. »

C’est donc par la morale que les Isopets peuvent surtout offrir de l’intérêt. D’après l’idée que leurs auteurs se faisaient de la fable, ils attachaient très peu de prix à l’exemple, à ces « bourdes », comme dit l’un d’eux, ajoutant qu’il faut aller en chercher la substance et la moelle dans les derniers vers. Là seulement ils ont pu imprimer la marque de leurs préoccupations personnelles ou celle des idées de leur temps. Et, de fait, les épimythies de Marie de France diffèrent assez sensiblement de celles des autres fabulistes, qui ont vécu après elle. Celles-là, en effet, portent véritablement leur date. Elles nous replacent en pleine féodalité. Seigneurs, bourgeois, vilains, sorciers, mauvais juges, usuriers défilent successivement devant nous, et chacun y reçoit sa leçon. Les temps sont durs, l’injustice et le mal triomphent partout ; mais, comme nous l’enseigne l’histoire des lièvres et des grenouilles, où trouver une terre où l’on puisse vivre

                 sanz poour
Ou sanz traveil ou sanz dolour ?


Le triste sort des humbles arrache à Marie des larmes, mais point de cris de haine. Si elle recommande aux grands la droi-