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LES FABLES

Bone est la flour por delitier :
Lou fruit cuil, se vuez profitier[1].


Or, si tous nos poètes ont fait de leur mieux pour nous rendre le « fruit » profitable, ils se sont peu efforcés de nous présenter la « fleur » sous une apparence riante et agréable. Seul, l’auteur de ce prologue a senti que la morale pouvait ne pas être tout dans une fable, qu’à côté de la morale il y a un petit drame qui, séparé de sa compagne, a droit à faire bonne figure. Sur ce drame, il a porté toute son attention, et, en dépit de la sécheresse de son modèle, il a réussi à le rendre vivant et animé. Là où le poète latin, en quatre vers, avait placé le loup en face de l’agneau, comme deux mannequins privés de sentiment, notre trouvère humanise les personnages : il nous montre le loup « de pensé male saine » et l’agneau « de simple coraige », qui


Grant paour ai, ne seit qu’il face,
Quar Ysegrins fort le menace[2].


S’agit-il du cerf qui se mire dans l’eau ? Il se complaît à décrire la sotte vanité de l’animal :

Il se regarde et se remire.
Ses cornes lo cuer li font rire ;
Longues furent et bien ramees,
Mout li samblent estre honorees.
Con plus regarde en la fontainne,
Plus s’esjohit per gloire vainne.
D’autre part li fait grant destrace
Quant de ses piez voit la magrece.
Ses chambes trop li desplasoient,
Quar noires et maigres estoient[3].


Si le loup qui a rencontré une tête « mout bien painte et bien portraite » la trouve « despourvue de sanc et de chalour », c’est

  1. Un petit jardin ai hanté. — Fleurs et fruits il porte en grand nombre. — Le fruit est bon, la fleur nouvelle, — délicieuse, plaisante et belle. — La fleur est exemple de fable, — le fruit doctrine profitable. — Bonne est la fleur pour le plaisir ; — cueille le fruit, si tu veux profiter.
  2. Grand peur a, il ne sait que faire, — car Ysengrin le menace fort.
  3. Il se regarde et s’examine attentivement. — Ses cornes le font pâmer de plaisir ; — elles furent longues et bien ramées, — elles lui semblent très dignes d’estime. — Plus il regarde en la fontaine, — plus il se réjouit par gloire vaine. — D’autre part il éprouve grande détresse — quand de ses pieds il voit la maigreur. — Ses jambes fort lui déplaisaient, — car noires et maigres elles étaient.