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LE ROMAN DE LA ROSE

Roman de la Rose. On verra plus loin, au contraire, que la première partie tout au moins a été connue de l’un d’eux, et il est probable, étant donné son succès, qu’elle a été également connue des autres. Ce qu’on a voulu montrer, c’est que, même si le Roman de la Rose n’avait jamais existé, leurs poèmes n’en auraient pas moins pu être ce qu’ils sont.

On peut aller plus loin et étendre cette conclusion même aux poèmes qui contiennent des allusions ou des emprunts évidents au Roman de la Rose. La Voie de Paradis de Rutebeuf, écrite après l’année 1261, est dans ce cas. C’est, comme le poème de Guillaume de Lorris, un songe allégorique, avec description du printemps et portraits de vices personnifiés. Rutebeuf a pu prendre l’idée de ces portraits dans la première partie du Roman de la Rose ; il y a pris certainement des traits, des vers même pour son début. Malgré ces emprunts, il est certain que son modèle a été la Voie de Paradis de Raoul de Houdan, et lors même que Guillaume de Lorris n’aurait jamais écrit son poème, celui de Rutebeuf n’en existerait pas moins, avec un songe allégorique pour cadre, une description du printemps et des personnifications.

Rutebeuf et Jean de Meun ont aussi des ressemblances frappantes, surtout dans les passages où ils attaquent les Jacobins et les Franciscains, plaisantent les béguines, défendent Guillaume de Saint-Amour, parlent de l’Évangile éternel. Mais la date de leurs œuvres n’est pas assez exactement fixée pour qu’on sache lequel des deux auteurs a pu imiter l’autre. D’ailleurs ils étaient contemporains, habitaient la même ville et prenaient part aux mêmes luttes de l’Université contre les ordres mendiants, luttes où les mêmes accusations étaient répétées sous toutes les formes. Ils ont pu, sans se rien devoir l’un à l’autre, puiser à des sources communes.

Baudoin de Condé, dont il a été déjà parlé précédemment, a reproduit des expressions, des vers même de Guillaume de Lorris, au début de sa Voie de Paradis. Malgré cela le modèle qu’il a suivi est la Voie de Paradis de Rutebeuf, à qui il a pris aussi des expressions textuelles, et il ne doit au Roman de la Rose que quelques traits insignifiants de sa description du printemps.