Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/169

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
153
DEUXIEME PARTIE DU ROMAN DE LA ROSE

de chaos, de Babilonica confusio, de broddium germanicum[1]. Toutefois il reconnaît que l’auteur n’a pas son égal pour écrire la langue française : in loquentia gallica non habet similem. Gerson n’hésite pas à condamner l’ouvrage au feu ; il est même convaincu que l’auteur a plus fait que Judas pour mériter la damnation éternelle. Christine, tout en reconnaissant que dans le poème « il y a de bonnes choses et bien dittes sans faille », n’en conclut pas moins, elle aussi, que « mieulz lui affiert[2] ensevelissement de feu que couronne de lorier ».

Les défenseurs du roman sont aussi passionnés que ses adversaires. Gontier Col appelle Jean de Meun, « son vray maistre enseigneur familier, vray catholique, solennel maistre et docteur en sainte theologie, philosophe très parfont[3], excellent, sçachant tout ce qui à entendement humain est scible, duquel la gloire et renommée vit et vivra es ages advenir ». Son admiration pour lui est telle qu’il préférerait être son contemporain plutôt qu’empereur romain. Les lettres de Pierre Col sont plus enthousiastes encore. Cette « grant guerre » dura près de trois ans, et comme tous les débats du même genre, elle n’eut d’autre résultat que d’attirer davantage l’attention sur le livre attaqué et de lui amener de nouveaux lecteurs.

Jean de Meun ne cessa d’avoir des adversaires et des admirateurs plus ou moins convaincus, et son nom est glorifié ou vilipendé dans la plupart de ces poèmes insipides, pour ou contre les femmes, qui encombrent la littérature du xve et du commencement du xvie siècle.

Bien que de 1538 à 1735 aucune édition n’ait paru du Roman de la Rose, il n’a cependant jamais cessé d’être lu, et tous les critiques de cette époque qui en ont parlé le considèrent comme le meilleur produit de la poésie française avant le règne de François Ier. C’était un des poèmes préférés de Ronsard, qui regrettait de ne pas voir les érudits le « commenter » plutôt « que s’amuser à je ne sçay quelle grammaire latine qui a passé son temps ». Antoine Baïf en définit le sujet en un sonnet qu’il adresse à Charles IX. Étienne Pasquier aurait opposé volontiers Guillaume de Lorris et Jean de Meun, non seulement à Dante,

  1. Brouet allemand.
  2. Convient.
  3. Profond.