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DEUXIEME PARTIE DU ROMAN DE LA ROSE

Qui ne sevent[1] de letreüre[2] ;
Car li clers voit en escriture,
Avec les sciences prouvees,
Raisonables et demonstrees,
Touz maus dont l’on se doit retraire[3],
Et touz les biens que l’on puet faire.
Les choses voit du monde escrites,
Si com el sont faites et dites.
Il voit es ancienes vies
De touz vilains les vilenies,
Et touz les faiz des courtois omes
Et des courtoisies les somes.
Briefment il voit escrit ou[4] livre
Quanque[5] l’on doit fouïr ou sivre ;
Par quoi tuit[6] clerc, desciple ou maistre,
Sont gentil ou le doivent estre ;
Et sachiez cil[7] qui ne le sont,
C’est pour lour cuer que mauvais ont,
Qu’il en ont trop plus d’avantages
Que cil[8] qui court as cers ramages[9].
Si valent pis que nule gent
Clerc qui le cuer n’ont noble et gent…
Pour quoi, pour gentillece[10] avoir
Ont li clerc, ce pouez savoir,
Plus bel avantage et graignour[11]
Que n’ont li terrien seignour…

Jean de Meun était très familier avec la littérature latine ; il avait lu tout ce qu’on pouvait en lire de son temps, c’est-à-dire, à peu d’exceptions près, ce qui nous en est parvenu. Non seulement il la connaissait, mais, mérite très rare à son époque, il la comprenait réellement, il en sentait les véritables qualités. Ses jugements sur les anciens sont toujours justes. Platon, dont il a étudié le Timée dans la traduction de Chalcidius, est le philosophe qui a le mieux parlé des dieux ; Aristote est le génie universel ; Virgile est le poète qui a connu le cœur féminin ; Ovide celui qui a le mieux connu l’art de le tromper ; c’est la finesse qui caractérise Horace.

Jean de Meun n’est pas seulement un savant et un lettré, c’est aussi un poète, le plus grand peut-être du xiiie siècle. À ce point de vue il a été généralement méconnu, parce que d’autres faces plus étincelantes de son esprit ont absorbé l’attention des critiques qui se sont occupés de lui, et parce que les nombreux poèmes qu’il a insérés dans son roman y sont un peu perdus. C’est un morceau superbe que la page où il oppose l’insouciance, la joie de vivre du portefaix aux soucis continuels du banquier, qui ne se croit jamais assez riche, du marchand, qui « bée[12] a boivre toute Seine », de l’avocat et du médecin, qui « pour deniers sciences vendent », du théologien qui prêche pour acquérir

Onours ou graces ou richesses,

  1. Savent.
  2. Littérature.
  3. Éloigner.
  4. Dans le.
  5. Tout ce que.
  6. Tous.
  7. Ceux.
  8. Celui.
  9. Qui ont une ramure.
  10. Noblesse.
  11. Plus grand.
  12. Aspire.