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LE ROMAN DE LA ROSE

C’est avec la même audace qu’il attaque les Jacobins et les Franciscains, alors tout-puissants près des cours de France et de Rome ; qu’il condamne les vœux monastiques et le célibat des prêtres ; qu’il réprouve la virginité comme un crime contre nature ; qu’il expose sur la première période de l’humanité des conceptions païennes et sur l’amour un communisme où l’Inquisition, dirigée par ses mortels ennemis, aurait pu relever plus d’une proposition digne du bûcher.

À côté de ces explosions d’ardeurs juvéniles on est tout surpris de trouver, sur les sujets les plus graves de la métaphysique, par exemple sur l’accord du libre arbitre avec la prescience divine, des dissertations dans lesquelles les plus doctes théologiens ne trouveraient rien à reprendre, ni pour l’orthodoxie, ni pour la maturité du raisonnement, ni pour la clarté de l’exposition.

Les connaissances de Jean de Meun sont étendues et variées. Il a sur le grand œuvre des idées nettes et sages ; il connaît les ouvrages de Geber et de R. Bacon ; il explique les phénomènes célestes d’après Aristote ; il a étudié dans Alhacen les secrets de l’optique et connaît la théorie des miroirs simples, grossissants, ardents, magiques ; il aborde même des problèmes très graves de pathologie mentale et ce qu’il dit de certains cas extraordinaires d’hallucinations, des extases, du somnambulisme est très sensé. Il décrit ce qu’on appelle aujourd’hui le dédoublement de la personnalité, qu’il attribue à deux causes : le sommeil du sens commun et la frénésie. Il ne croit ni aux revenants, ni aux sorciers, ni à la réalisation des songes. Il raille les craintes superstitieuses qu’inspirent aux « genz foles » les étoiles filantes et les éclipses, et nie que les comètes puissent avoir la moindre influence sur la destinée des grands :

Ne li prince ne sont pas digne
Que li cors du ciel doignent[1] signe
De lour mort plus que d’un povre ome.

Il a d’ailleurs une haute et juste idée de la science :

Si ront[2] clerc plus grant avantage
D’estre gentil[3], courtois et sage,
Et la raison vous en dirai,
Que n’ont li prince ne li roi,

  1. Donnent.
  2. Ont de leur côté.
  3. Nobles.