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LE ROMAN DE LA ROSE

Comparaison entre les deux parties du Roman de la Rose. — La continuation du Roman de la Rose diffère essentiellement de la première partie. Une analyse même minutieuse ne saurait donner qu’une idée très imparfaite de l’opposition qui existe entre les deux poèmes : l’unité de cadre, la similitude des procédés d’exposition, des allégories, des abstractions font illusion et cachent en partie l’abîme qui sépare Guillaume de Lorris de Jean de Meun. Il y a entre le caractère de l’un et celui de l’autre contraste absolu et l’œuvre du second est l’antithèse de l’œuvre du premier. Guillaume est un esprit élégant, délicat, raffiné, dont la grande préoccupation est de penser et de parler courtoisement, dont l’ambition s’arrête à des succès de salons. C’est un élève de Chrétien de Troyes, tout imbu des théories quintessenciées de l’amour courtois, des doctrines poético-galantes qu’Aliénor de Poitiers et Marie de Champagne ont mises à la mode en France. Jean de Meun est une nature à la fois ardente, vigoureuse et positive, un esprit curieux, nourri beaucoup plus à l’étude des ouvrages latins qu’à la lecture des romans de la Table Ronde. C’est un maître ès arts, il a des connaissances étendues, sinon profondes, en histoire, en philosophie, en science. Son instruction sérieuse et son bon sens lui donnent une idée plus réelle des choses de la vie, et en particulier de l’amour et de la galanterie.

Pour Guillaume la femme est un être supérieur, à qui il a voué un culte ; pour Jean elle est l’incarnation de tous les vices ; pour Guillaume l’amour vrai est la source de toutes les vertus sociales ; pour Jean c’est la racine de tous les maux ; la première partie du roman enseigne l’art d’aimer les femmes ; la seconde insiste sur la manière de les tromper ; Guillaume fait dire à Amour :

Vueil gié et commant[1] que tu aies
En un seul leu[2] tout ton cuer mis.

Et la Vieille de Jean répond :

Toutes pour touz et touz pour toutes.

  1. Je veux et je commande.
  2. Lieu.