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PREMIÈRE PARTIE DU ROMAN DE LA ROSE

jardin d’amour ; les éloges qu’on leur a décernés sont peut-être excessifs. On a surtout loué celui d’Envie ; c’est un beau morceau, mais il est imité d’Ovide. Nous citerons de préférence le portrait de Vieillesse, avec son énergique peinture du Temps.

Après fu Vieillece pourtraite,
Qui estoit bien un pié retraite[1]
De tele come el souloit[2] estre ;
A peine qu’el se pouoit[3] paistre[4],
Tant estoit vieille et redotee[5].
Mout estoit sa beauté gastee,
Mout[6] estoit laide devenue.
Toute la teste avoit chenue
Et blanche com s’el fust flourie.
Ce ne fust mie grant mourie[7]
S’ele mourust ne granz pechiez,
Car touz ses cors estoit sechiez
De vieillece et anoiantiz.
Mout estoit ja ses vis[8] flestriz,
Qui fu jadis soués[9], et plains[10].
Or[11] estoit touz de fronces pleins.
Les oreilles avoit moussues
Et toutes les denz si perdues,
Qu’ele n’en avoit neïs[12] une.
Tant par estoit de grant vieillune[13]
Qu’el n’alast mie la montance[14]
De quatre toises senz potence.
Li Tens, qui s’en vait nuit et jour,
Senz repos prendre et senz sejour ;
Et qui de nous se part et emble[15]
Si celeement[16] qu’il nous semble
Qu’il s’arrest adès[17] en un point,
Et il ne s’i arreste point,
Ainz[18] ne fine[19] de trespasser[20],
Que l’on ne puet neïs[21] penser
Queus[22] tens ce est qui est presenz,
Sel[23] demandez as clers lisanz ;
Car ainz[24] que l’on l’eüst pensé
Seroient ja[25] troi tens passé.
Li Tens qui ne puet sejourner,
Ainz[26] vait touz jours senz retourner,
Com l’eve[27] qui s’avale[28] toute,
N’il n’en retourne arriere goute ;
Li Tens vers qui noienz[29] ne dure,
Ne fers ne chose tant soit dure,
Car il gaste tout et manjue[30] ;
Li Tens qui toute chose mue[31],
Qui tout fait croistre et tout nourrist
Et qui tout use et tout pourrist ;
Li Tens qui envieillist noz peres,
Qui vieillist rois et empereres,
Et qui touz nous envieillira,
Ou Mort nous desavancera[32] ;
Li Tens, qui tout a en baillie[33]
De genz vieillir, l’avoit vieillie
Si durement, au mien cuidier[34],
Qu’el ne se pouoit mais[35] aidier,
Ainz[36] retournoit ja[37] en enfance,
Car certes el n’avoit poissance,
Ce cuit[38] je, ne force ne sen
Noient plus[39] qu’uns enfes[40] d’un an.
Nepourquant[41], au mien escientre,
Ele avoit esté sage et entre[42],
Quant ele iere[43] en son droit eage,
Mais je cuit[44] qu’el n’iere[45] mais[46] sage,
Ainz[47] estoit toute rassotee.
Ele ot d’une chape[48] fourree
Mout[49] bien, si com je me recors[50],
Abrié[51] et vestu son cors ;
Bien fu vestue et chaudement,
Car ele eüst froit autrement.
Ces vieilles genz ont tost froidure ;
Bien savez que c’est lour nature
(v. 339-406).

  1. Raccourcie d’un pied.
  2. Avait coutume.
  3. Pouvait.
  4. Nourrir.
  5. Tombée en enfance.
  6. Très.
  7. Mort.
  8. Son visage.
  9. Doux.
  10. Poli.
  11. Maintenant.
  12. Pas même.
  13. Vieillesse.
  14. Valeur.
  15. S’éloigne.
  16. Clandestinement.
  17. Toujours.
  18. Au contraire.
  19. Cesse.
  20. Passer outre.
  21. Pas même.
  22. Quel.
  23. Si le.
  24. Avant.
  25. Déjà.
  26. Mais.
  27. Eau.
  28. Descend.
  29. Rien.
  30. Mange.
  31. Change.
  32. Préviendra.
  33. Pouvoir.
  34. Avis.
  35. Plus.
  36. Mais.
  37. Déjà.
  38. Crois.
  39. Non plus.
  40. Enfant.
  41. Néanmoins.
  42. Pure.
  43. Était.
  44. Crois.
  45. Était.
  46. Plus.
  47. Mais.
  48. Manteau.
  49. Très.
  50. Souviens.
  51. Abrité.