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PREMIÈRE PARTIE DU ROMAN DE LA ROSE

mêler à la danse. Le plus beau, le plus élégamment vêtu des damoiseaux était Déduit ; aussi belle, aussi élégante que lui était son amie Liesse, qu’il tenait par la main. Le dieu d’Amour conduisait Beauté, la plus charmante de toutes les dames ; Richesse était accompagnée d’un damoiseau qu’elle avait comblé de fortune ; Largesse carolait avec un chevalier du lignage d’Arthur de Bretagne ; Franchise avec un jeune bachelier ; Courtoisie avec un chevalier affable ; Jeunesse, à peine âgée de douze ans, avec un ami du même âge et aussi naïf qu’elle (v. 623-1292).

Quand Guillaume eut suffisamment admiré la carole, il s’éloigna pour visiter le verger. C’était un grand carré, planté d’arbres en lignes régulières. Tous les arbres fruitiers y étaient représentés : il y avait des grenadiers, des muscadiers, des amandiers, des figuiers, des dattiers, des clous de girofle, de la réglisse, de la graine de paradis, du citoal, de l’anis, de la cannelle et quantité d’autres excellentes épices qu’on aime à manger après les repas. Les arbres domestiques n’avaient pas été dédaignés : cognassiers, pêchers, châtaigniers, noyers, pommiers, poiriers, néfliers et toutes autres essences s’y rencontraient. Ces arbres fournissaient une ombre perpétuelle ; dans leurs branches vivait un monde d’écureuils ; au-dessous daims et chevreuils bondissaient, lapins et lièvres lutinaient ; de fontaines nombreuses une eau froide s’échappait en susurrant par de minces ruisselets, dont la fraîcheur entretenait une herbe verte et drue, entremêlée de fleurs, où les couples amoureux trouvaient des lits plus doux que la couette (v. 1293-1432).

De merveille en merveille le promeneur arrive près d’une fontaine, taillée par la nature même dans un magnifique bloc de marbre, à l’ombre d’un pin géant. Sur les bords de la vasque il lit cette inscription :


Ici dessus
Se mouri li beaus Narcissus,


et il se rappelle et conte la mort du pauvre « damoiseau », victime de sa beauté (v. 1433-1518). Au fond de la fontaine, qui est d’une transparence parfaite, sont deux pavés de cristal, qui brillent au soleil de mille feux et réfléchissent chacun la moitié