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LE ROMAN DE LA ROSE

Un beau matin de mai, à l’époque où la nature s’éveille et s’anime d’une vie nouvelle après les tristes langueurs de l’hiver, quand les prés se couvrent d’herbes et de fleurs, que les oiseaux emplissent les feuillages renaissants de leur gai ramage, Guillaume s’était levé de bonne heure pour aller hors de ville entendre le rossignol et l’alouette chanter dans les buissons et les vergers. Il suivait le bord d’une rivière, moins profonde mais plus large que la Seine, et qui promenait ses eaux limpides sur un lit de sable à travers la prairie, lorsqu’il arriva devant un haut mur crénelé, orné de dix statues peintes (v. 45-138). Au centre on avait placé Haine, accostée de Félonie et de Vilenie ; puis, d’une part, Convoitise aux doigts crochus, Avarice couverte de haillons sordides, les traits pâles et tirés, Envie au regard louche et Tristesse pâle, maigre, échevelée, les yeux en larmes, les vêtements en lambeaux. D’autre part, Vieillesse flétrie, ratatinée, édentée, appuyant sur une potence son corps décharné et raccourci ; près d’elle Papelardie, vêtue en religieuse, un psautier à la main, marmottant d’un « air marmiteux » force prières, attendait qu’on ne la regardât plus pour faire le mal ; enfin Pauvreté grelottait sous ses haillons, honteuse, accroupie dans un coin (v. 139-462). Ce mur entourait un verger spacieux, dans lequel on entendait les oiseaux chanter si mélodieusement que le jeune homme résolut d’y pénétrer, si c’était possible. Il trouva une petite porte, étroite et solidement fermée, il y frappa et une « noble pucelle », d’une beauté parfaite, richement vêtue, vint ouvrir. Elle s’appelait Oiseuse[1] ; elle était l’amie de Déduit[2], qui avait fait planter et fermer ce jardin pour venir souvent s’y divertir avec elle (v. 463-622). À la demande de Guillaume, elle le conduisit vers son ami à travers le verger, par des sentiers embaumés des parfums du fenouil et de la menthe, à l’ombre des arbres venus du pays des Sarrasins, dans lesquels se jouaient et gazouillaient toutes les variétés d’oiseaux. Ils arrivèrent à une pelouse où des couples gracieux dansaient au milieu d’un cercle de musiciens et de jongleurs. Liesse conduisait la carole en chantant. Une dame sortit des rangs et vint inviter le jeune homme à se

  1. Oisiveté.
  2. Plaisir.