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PREMIÈRE PARTIE DU ROMAN DE LA ROSE

indépendants. Il a décomposé l’âme de la jeune fille ; il en a extrait tous les sentiments, toutes les qualités et manières d’être, générales ou particulières ; il leur a donné une existence propre, indépendante, avec la faculté d’agir individuellement, chacune selon son caractère. Il a ainsi établi autour de la rose tout un monde d’abstractions personnifiées, qui remplissent au service de la fleur les mêmes fonctions que les sentiments dans l’âme de la jeune fille. Franchise, Pitié plaident les intérêts de l’amant ; Danger, Honte, Peur, Chasteté l’empêchent d’approcher la rose.

Ce genre de personnifications n’est pas une invention de Guillaume ; il occupait déjà une grande place dans la littérature du xiie et du commencement du xiiie siècle, et remonte jusqu’à l’antiquité.

Le cadre nécessaire à ces fictions, le seul qui rende naturels l’emploi de l’allégorie et l’intervention des abstractions personifiées et des êtres surnaturels est le songe ; et Guillaume était d’autant mieux disposé à y enfermer son poème que l’usage en était très répandu dans la littérature de l’époque et dans celle des siècles précédents. Le Roman de la Rose est donc le récit d’un songe.

Nous ferons de chacune des deux parties une analyse très minutieuse, qui puisse en donner une idée suffisante, et servir au besoin de point de repère dans la lecture de cette vaste composition, qui n’est divisée que par des rubriques de miniatures dues à des copistes et variant suivant les manuscrits.

Analyse de la première partie. — Beaucoup ne voient dans les songes que de vaines illusions ; Guillaume croit au contraire qu’ils peuvent être une révélation de l’avenir. C’est le cas de celui qu’il va conter.

Il y a cinq ans passés, alors qu’il était dans sa vingtième année, il eut un songe qui depuis s’est complètement réalisé. À l’instigation du dieu d’Amour, il va le mettre en vers, pour le plaisir des lecteurs, et en hommage à

… cele qui tant a de pris
Et tant est digne d’estre amee
Qu’el doit estre Rose clamee.

Son récit s’appellera le Roman de la Rose,

Ou l’art d’Amours est toute enclose (v. 1-44).