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LE ROMAN DE LA ROSE

mis son cœur en émoi. Dans une réunion, une jeune fille le charma par sa beauté, sa candeur, son enjouement, sa bonne éducation, son affabilité ; il en devint amoureux ; elle, en toute innocence, lui fit bon accueil ; il en profita pour lui déclarer son amour. C’était aller trop vite ; la jeune fille épouvantée le congédia. Guillaume, à force de prières et de constance, finit par obtenir son pardon, recouvrer son amitié. Cette amitié avec le temps devint de l’amour. Ils en étaient déjà à échanger des baisers lorsque les parents de la jeune imprudente, avertis, empêchèrent les deux amoureux de se revoir.

Telle est l’intrigue qui forme l’affabulation du roman. Suivant les goûts du public pour lequel il écrivait, Guillaume l’a enveloppée d’ornements plus ingénieux que poétiques, qu’on trouve déjà isolément dans des œuvres antérieures, mais qui, réunis et adroitement combinés dans un même poème, lui donnent de l’originalité.

L’allégorie était au xiiie siècle une forme traditionnelle, presque obligatoire, du genre de poésie didactique et galante auquel appartient notre roman. Guillaume s’est conformé à l’usage établi. Une loi formelle du code d’amour courtois et les notions les plus élémentaires d’une bonne éducation lui interdisant de nommer la jeune fille qu’il avait compromise, il dissimula son identité sous l’allégorie d’une rose.

Cette fiction en appelait une autre. On ne séduit pas une jeune fille comme on cueille une fleur dans le jardin du voisin, et le poète voulait nous enseigner l’art d’amour. Il devait donc nous faire connaître les obstacles que l’amoureux rencontre dans l’accomplissement de ses desseins, et les moyens à l’aide desquels il peut les surmonter ; c’est-à-dire les sentiments contraires qui s’agitent dans l’âme d’une vierge à l’âge où l’amour s’insinue dans son cœur. Il devait nous montrer ces sentiments, les isoler les uns des autres pour les mieux exposer, les analyser, les mettre en scène, en faire les mobiles de l’action, les ressorts du mouvement dans le drame. Mais ces sentiments ne pouvaient être prêtés à la rose à laquelle ils ne conviennent pas, ni à la jeune fille, dont il n’est pas question dans le poème ; l’auteur était donc obligé, pour leur donner des rôles, de les détacher de l’individu à qui ils appartenaient, d’en faire des êtres