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LES FABLIAUX

les Watriquet de Couvin et les Jean de Condé en riment encore quelques-uns, c’est sans doute pour soutenir la concurrence des derniers jongleurs nomades, qui devaient persister à les colporter ; c’est surtout pour satisfaire à l’habitude prise par les plus grands seigneurs, dans les nobles cours, d’entendre ces contes joyeux, voire grossiers. Mais, de plus en plus, dans la conscience croissante de leur dignité, les ménestrels répugnent à ce genre. Les fabliaux ne sont pas faits pour les beaux manuscrits richement enluminés, ni pour le luxe des rimes équivoquées.

Décadence et disparition du genre. — Les fabliaux de Jean de Condé sont les derniers qui aient été rimés. Ils étaient le produit de ce double agent : l’esprit bourgeois, l’esprit du jongleur ; les jongleurs sont devenus des gens de lettres, qui ne s’adressent plus jamais aux bourgeois ; dès lors les fabliaux meurent.

Ne peut-on pas indiquer aussi, mais sans trop insister de peur d’alléguer une cause disproportionnée aux effets, que l’esprit politique est plus développé chez les bourgeois de Philippe le Bel qu’au temps de saint Louis ? Renard le Contrefait, cette encyclopédie satirique, remplace les vieux contes inoffensifs de Renard ; les dits politiques ruinent les légers contes à rire de l’âge précédent ; en un certain sens, malgré l’apparence paradoxale du mot, c’est la satire qui a tué le fabliau.

Qu’on veuille bien, enfin et surtout, prendre garde à ce fait vraiment considérable : à la date où disparaissent les fabliaux (vers 1320), ils ne sont pas seuls à disparaître ; mais en même temps meurent ou se transforment tous les genres littéraires du siècle précédent. Plus de chansons de geste ni de poèmes d’aventure, plus de romans rimés de la Table Ronde, mais de vastes compositions romanesques en prose ; plus de contes de Renard, mais de graves dits moraux ; les anciens genres lyriques, chansons et saluts d’amour, jeux partis, pastourelles, ont vécu ; les vielles sont muettes ; à la place, des poèmes d’une technique de plus en plus compliquée, destinés non plus au chant, mais à la lecture, virelais, rondeaux, ballades, chants royaux. Une période distincte de notre histoire littéraire est vraiment révolue, si bien que M. Gaston Paris peut arrêter à