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LES FABLIAUX

genre et de son prodigieux succès. Ils ne sont guère que les colporteurs des légendes pieuses et les remanieurs indifférents des vieilles traditions épiques. Mais, s’il est un genre qui leur appartienne, c’est le fabliau.

Supérieurs aux barons et aux bourgeois grossiers, car les jongleurs vivent, si peu que ce soit, par l’esprit ; inférieurs pourtant aux uns comme aux autres, parce qu’ils n’ont pas conscience de poursuivre une mission idéale comme la chevalerie, ni même un but terrestre et matériel comme la bourgeoisie, mis hors la loi par leur vie bohémienne, ils sentent qu’ils sont peu de chose, des amuseurs publics. Ils jettent sur le monde qui leur est dur un regard de dérision ; marchands de gaieté, les fabliaux fleurissent sur leurs lèvres goguenardes. Ils mettent dans ces contes « pour la gent faire rire » leurs vices, leur paillardise, leur misère joyeuse, leur gaieté de déclassés, leur conception cynique et gouailleuse de la vie.

Bourgeois et chevaliers les accueillent également, également se plaisent à leurs contes ironiques — dont eux-mêmes sont les héros bafoués — parce que les jongleurs ne tirent pas plus à conséquence que les bouffons et les montreurs d’ours, et le succès des fabliaux est fait, pour une grande part, de cette dédaigneuse indulgence.

Mais voici qu’au début du xive siècle, les jongleurs nomades tombent en discrédit ; de plus en plus, les grands seigneurs se plaisent à s’entourer de poètes familiers, attachés à leur personne ; dans les riches châteaux, auprès des fauconniers et des hérauts d’armes, vivent à demeure, en service officiel et régulier, les « ménestrels ».

La dignité du métier s’en accrut aussitôt. Les ménestrels, bien pourvus, devenus de véritables gens de lettres, avec toutes les vanités inhérentes à la profession, se prirent à mépriser, comme il sied à des parvenus, leurs confrères nomades. Ils ne daignent plus réciter leurs vers devant les bourgeois et le menu peuple assemblés. Ils se sont vite pénétrés de la gravité de leurs fonctions et ne riment plus que pour leurs nobles patrons des dits allégoriques, des pièces officielles, des moralités. Leur rôle est d’ « enseigner les hauts hommes », de dresser avec un soin héraldique la généalogie de chaque vertu, de blasonner chaque