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LES FABLIAUX

Il sait encore chanter Perceval, Floire et Blanchefleur, c’est-à-dire les plus nobles légendes d’aventure et d’amour du moyen âge.

Et que sait-il encore ? Il sait saigner les chats, ventouser les bœufs, couvrir les maisons d’œufs frits, faire des freins pour les vaches, des coiffes pour les chèvres, des hauberts pour les lièvres.

Et l’autre, que sait-il ? Il sait jouer de la muse, des fretiaus, de la harpe, parler de chevalerie, blasonner les armes des seigneurs, et aussi faire des tours de passe-passe, des enchantements, dire l’histoire des Loherains, d’Ogier et de Beuvon de Commarchis et encore « porter conseils d’amors » et conter pêle-mêle des romans de la Table Ronde et des fabliaux :

Si sai de Parceval l’estoire,
Et si sai du Provoire taint,
Qui od les crucefiz fu painz.

Et dans ce seul poème ces deux mêmes personnages s’appliquent indistinctement ces noms que les érudits s’ingénient à distinguer en leurs acceptions les plus nuancées : ménestrel et ribaud, trouvère, jongleur et lecheor.

Ou quel autre exemple plus éloquent encore peut-on alléguer, sinon celui de Rutebeuf, ce poète vraiment grand, qui passa sa vie à crier la faim ?

« Il n’y a guère ici-bas, dit Pierre le Chantre, une seule classe d’hommes qui ne soit de quelque utilité sociale, excepté les jongleurs, qui ne servent à rien, ne répondent à aucun des besoins terrestres et qui sont une véritable monstruosité. » Qui donc aurait su à cette époque — même parmi les jongleurs — protester contre ce jugement ? Qui aurait pu répondre à cette question : à quoi sert un poète ?

Tant il est vrai que le xiiie siècle confond la scurrilité et le génie poétique, que les genres littéraires s’y mêlent dans une étrange promiscuité et qu’une odieuse synonymie nous conduit insensiblement du poète au bouffon.

Mais il y a place, au xiiie siècle, sinon pour les poètes, du moins pour les rimeurs de fabliaux : clercs errants, jongleurs nomades, ces pauvres hères rendent vraiment raison de ce