Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/112

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
98
LES FABLIAUX

Durand (les Trois Bossus), Guillaume (variante de la Male Honte).

On sait quelle vie ils ont communément menée. Ils ont suivi la route bohémienne, celle des truands et des ribauds, par le froid, la faim, la misère, rongés par la triple passion de la taverne, des dés, des femmes, chassés souvent, errants, soumis, vicieux, résignés. Ils se confondent avec les saltimbanques, les danseurs de corde, les prestidigitateurs, les boutions. Ils sont réduits à de bas métiers. Les chevaliers les méprisent, les poèmes d’origine cléricale les raillent, l’Église les traque, le peuple les rejette.

C’était justice, dira-t-on. Que Colin Malet, le honteux poète de Jouglet, n’ait point été armé chevalier à quelque haute cour ; que Haiseau, pour avoir trouvé le fabliau le Prêtre et le Mouton, n’ait point été honoré à l’égal de Demodocos chez les Phéaciens, cela ne choque point. C’étaient, sans doute, des jongleurs de basse catégorie, des pitres, des bouffons ; des poètes, non pas.

Souvent ils furent des poètes, et ce qui choque, c’est précisément que le moyen âge traita pareillement les trouvères qui ont rimé les gestes héroïques et les auteurs du Porcelet ou de la Pucelle qui abreuve le poulain. Au xiiie siècle, où finit le saltimbanque, où commence le poète ? Quelle différence de traitement y a-t-il entre nos Colin Malet et nos Enguerrand d’Oisi d’une part, et ces autres trouvères, non moins obscurs, Jendeu de Brie, Huon de Villeneuve, Herbert le Duc, qui ont composé les hautes épopées ? Si l’on raconte une fête, les jongleurs y font des cabrioles, traversent des cerceaux ; deux lignes plus bas, ils chantent de nobles rotruenges : tout cela est sur le même plan. Les preuves en abondent ; mais en est-il une plus frappante, je dirai plus douloureuse, que le débat des Deus bordeors ribauds ?

Deux jongleurs s’y renvoient de plaisantes injures et chacun d’eux vante sa marchandise.

L’un d’eux nous dit qu’il sait chanter (il exagère, il est vrai) les gestes de Guillaume d’Orange, de Rainoart, d’Aïe d’Avignon, de Garin de Nanteuil, de Vivien, de Gui de Bourgogne, etc., c’est-à-dire qu’il est le porteur des plus belles traditions épiques.