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LES FABLIAUX

généraux marquent les œuvres lyriques, dramatiques, narratives des Gilles le Vinier, des Jean le Cuvelier, des Jean Bretel et des Jean Bodel, des Adam de la Halle. Ces poètes nous apparaissent mal faits pour le rêve comme pour la colère, grossiers et fins tout ensemble, reposés dans un optimisme de gens satisfaits, passionnés seulement pour leurs petites querelles municipales, sans autre idéal terrestre que ce pays de Cocagne qu’ils ont maintes fois chanté, où plus l’on dort et plus l’on gagne, où l’on mange et boit à planté, où les femmes ont d’autant plus d’honneur qu’elles ont moins de vertu. Ils n’ont d’autre souci que de réaliser leur idéal de prud’homie, qui est l’ensemble des vertus moyennes et médiocres. Grassement heureux, ils développèrent une littérature de comptoir, une poésie de bons vivants, bien faite pour leurs âmes spirituelles et communes. C’est à eux que les fabliaux s’adressent excellemment.

Pourtant, à lire les prologues de nos contes, on s’aperçoit, non sans étonnement, qu’ils étaient récités aussi dans de hautes cours, pour « esbatre les rois, les princes et les comtes ». Bien plus, si étrange que le fait paraisse, ils étaient dits parfois devant les femmes. Plusieurs récits odieusement déshonnêtes, non pas seulement grivois, mais répugnants (la Demoiselle qui sonjoit, la male Dame, le Pêcheur de Pont-sur-Seine, les Trois Meschines), supposent que des femmes sont là, qui écoutent et que le jongleur prend comme arbitres. Encore ne saurions-nous affirmer que ces auditrices de fabliaux fussent nécessairement des bourgeoises et des vilaines. Bien des témoignages nous prouvent que les sociétés les plus nobles du temps admettaient d’étranges propos, et l’un de nos plus vilains fabliaux, le Sentier battu, qui n’est qu’un amas d’équivoques rebutantes, a les protagonistes les plus aristocratiques, des chevaliers et des nobles dames réunis pour un tournoi, et son auteur, Jean de Condé, est un ménestrel attitré des comtes de Flandre.

De plus, il semble qu’il y ait eu à l’époque une sorte de promiscuité des genres les plus chevaleresques et les plus vilains. Les manuscrits de luxe nous livrent pêle-mêle d’obscènes fabliaux et de pures légendes d’amour. Nos collections de pastourelles, qui sont communément de délicates bergeries, sont