Page:Petit de Julleville - Histoire de la langue et de la littérature française, t. 2, 1896.djvu/107

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
93
LES FABLIAUX

va de nos contes gras aux romans de Renard et de la Rose : c’est l’esprit réaliste des fabliaux ; l’autre, qui va des poésies lyriques courtoises aux romans de Lancelot et de Perceval le Gallois : c’est l’esprit idéaliste de la Table Ronde.

Peut-on concevoir que ces deux groupes d’œuvres aient pu convenir aux hommes d’un même temps, vivant sous le ciel de la même patrie ? Oui, si l’on considère que ces deux groupes correspondent à deux publics distincts et que le contraste qui s’y marque est le même qui oppose le monde chevaleresque au monde bourgeois et vilain. Les fabliaux sont, comme les appelle un texte fort ancien, les fabellæ ignobilium. Ils sont la poésie des petites gens. Il y a d’un bourgeois du xiiie siècle à un baron précisément la même distance que d’un fabliau à une noble légende aventureuse. À chacun sa littérature propre : ici la poésie des châteaux ; là, celle des carrefours.

Nous avons vu le fabliau naître en même temps que la classe bourgeoise, non seulement contemporaine, mais comme solidaire de la formation des communes. La période qui s’ouvre alors, vers le milieu du xiie siècle, et se prolonge pendant tout le siècle suivant, est par excellence l’époque heureuse et classique du moyen âge. Point de graves malheurs nationaux : ce fut une ère de rare splendeur matérielle, grâce à laquelle le moyen âge put réaliser sa conception spéciale — et incomplète — de la beauté. Cette paix donne aux cours seigneuriales le goût de l’élégance, aux bourgeois le rire. Elle crée, d’une part, l’esprit courtois, qui aboutit à la préciosité et trouve son expression accomplie dans Cligès et dans le Chevalier aux deux épées ; d’autre part, l’esprit bourgeois, qui aboutit à l’obscénité, et qui se résume dans les fabliaux.

Nous pouvons nous figurer assez exactement la vie intellectuelle des bourgeois du xiiie siècle, grâce à l’école poétique artésienne. Arras, célèbre par ses tapisseries, par le travail des métaux et des pierreries, par ces métiers de luxe où l’artisan est un artiste, paraît avoir été la ville type. Les bourgeois y ont leurs poètes ; ils sont poètes eux-mêmes et s’organisent en confréries poétiques comme en corporations de drapiers ou d’orfèvres. Plusieurs générations de bourgeois trouvères s’y succèdent, de Jean Bodel à Baude Fastoul. Or les mêmes traits